Homélie du 12 avril 2015 - 2e DP
fr. Jean-Miguel Garrigues

Ils s’étaient enfermés dans le Cénacle « par peur des Juifs » (Jn 20, 19). C’est donc la peur qui les tenait réunis non la communion, car entre eux depuis qu’ils avaient abandonné Jésus au jardin des Oliviers la confiance ne régnait plus. Tous avaient refusé la mort du Messie venu comme Serviteur Souffrant. Tous l’avaient fui, Pierre l’avait renié. Et quand, à partir du matin de Pâques, ont commencé les apparitions du Ressuscité, on constate que cette commune attitude de péché n’a fait que les diviser et les éloigner les uns des autres. Quand Marie de Magdala et les saintes femmes vinrent annoncer aux apôtres qu’elles l’ont vu ressuscité, « ils ne les crurent pas » (Mc 16, 11. C’est ce que nous dit la finale de l’évangile de Marc et saint Luc rapporte que « ces propos leur semblèrent du radotage » (Lc 24, 11), du radotage de femmes voire, passez-moi l’expression, du radotage de bonnes femmes. Dans le récit des disciples d’Emmaüs, le seul des deux disciples dont on nous dit le nom, Cléophas (Lc 24, 18), car il était peut-être le mari d’une de ces saintes femmes (cf. Jn 19, 25), l’avoue lui-même à Jésus, qu’il n’a pas encore reconnu. Les femmes n’ont pas été crues, les disciples d’Emmaüs eux-mêmes semblent ne pas avoir été crus dans un premier moment (cf. Mc 16, 12-13), et il en va de même dans l’évangile d’aujourd’hui avec Thomas, qui n’était pas présent lors de la première apparition aux apôtres le soir de Pâques. Ils n’ont pas cru à la Résurrection du Christ, parce qu’ils n’avaient pas cru en lui comme Serviteur Souffrant. En conséquence, ils ne se sont pas crus entre eux quand ils ont témoigné les uns pour les autres qu’ils l’avaient vu ressuscité. C’est à ces hommes et ces femmes que Jésus apporte le pardon, car aucun d’eux n’a cru à la Résurrection puisque tous avaient refusé le sens sacrificiel de la mort du Messie. Mais il apporte aussi le pardon à des disciples qui se sont divisés entre eux. « Le pasteur a été frappé et le troupeau a été dispersé » (Mt 26, 31 citant Za 13, 7). Le soir de Pâques il est surtout rassemblé par la peur.

A ce groupe de disciples que la peur réunit et divise en même temps, Jésus ressuscité vient apporter « la paix » (Jn 20, 19-20). Or la paix qui vient de la foi est faite aussi de confiance dans le témoignage. La foi au Ressuscité doit passer par la confiance en les témoins de sa Résurrection. Les apôtres les premiers doivent avoir cette confiance les uns dans les autres. En effet, tous n’ont pas été témoins de tout. Il y a par exemple des choses, et non des moindres comme la Transfiguration et Gethsémani, que Jésus n’a faites ou n’a vécues qu’en présence de Pierre, de Jacques et de Jean. Ce que Jésus reproche ici implicitement à l’apôtre Thomas, ce n’est pas tant le fait d’avoir voulu recevoir des signes de sa Résurrection, car la foi a besoin de signes. La fin de notre évangile, qui représente une première conclusion de l’évangile de Jean, nous dit que celui-ci rapporte les signes qui nous sont nécessaires pour que nous croyions (cf. Jn 20, 30-31). Mais ces signes, ce sont les apôtres qui nous les ont transmis. Croire en Jésus implique donc nécessairement faire confiance aux apôtres. Eux ont vu, eux ont entendu, eux ont touché « le Verbe de Vie » (1 Jn 1, 1), le Christ ressuscité, et notre foi se fie à leurs yeux, à leurs oreilles et à leurs mains. Thomas, comme les autres apôtres avant lui, aurait dû croire au témoignage de ceux qui avaient vu Jésus ressuscité. Mais il n’a pas cru à leur témoignage, il les a sans doute pris pour des illuminés.

Voilà pourquoi ce deuxième dimanche de Pâques a été choisi par le pape saint Jean-Paul II comme Dimanche de la Miséricorde. Le Christ en donnant sa paix vient faire miséricorde aux siens. Toutes les apparitions du Ressuscité comportent une dimension de pardon et de réconciliation. La plus marquante est celle de Pierre, car elle comporte la triple demande « M’aimes-tu ? » en réponse au triple reniement. Dans l’évangile de ce jour, Jésus vient leur donner le pouvoir de pardonner ; mais auparavant ils doivent recevoir eux-mêmes ce pardon : la paix avec le Christ et la paix entre eux, la paix de la foi et la paix de la confiance fraternelle. Sans cesse ils vont douter pendant les quarante jours des apparitions du Ressuscité, car leurs doutes ne se terminent pas ce soir de Pâques. Les évangélistes avec une sincérité touchante nous disent que sans cesse les apôtres ont douté. Saint Matthieu va jusqu’à reconnaître que, lors de la dernière apparition qu’il rapporte en Galilée, « certains eurent des doutes » (Mt 28, 17). Et pourtant Jésus était là. Oui, Jésus était là mais d’une manière étrange pour eux qui voulaient toujours voir en lui le Messie glorieux. Or Jésus, de manière paradoxale car il était de fait glorieux depuis sa Résurrection, n’apparaissait pas dans sa gloire : « leurs yeux étaient empêché de le reconnaître » (Lc 24, 16) nous dit saint Luc à propos des disciples d’Emmaüs. En effet, cela ne correspondait pas à ce qu’ils attendaient. Jésus était « ressuscité d’entre les morts » (Jn 20, 9), sans que la Résurrection finale et son triomphe eschatologique soient arrivés. Il apparaît donc de manière non glorieuse, tout ordinaire : Marie-Madeleine le prend pour le jardinier, les disciples d’Emmaüs pour un voyageur et les apôtres qui pêchent dans le lac de Galilée voient la silhouette d’un inconnu sur le rivage. Chose plus troublante, Jésus apparaissait et disparaissait. Si au moins il était resté tout le temps avec eux, mais sa présence était intermittente.

Enfin il apparaissait de manière étrange. On dit d’habitude qu’il est passé à travers les portes ou les murs du Cénacle. Mais, non, cela voudrait dire qu’il venait de l’autre côté de la porte ; pas plus qu’il n’a eu à rattraper les disciples d’Emmaüs sur le chemin. Jésus était là dans toute sa réalité ; et puis il n’était plus là. Car Jésus n’est pas revenu comme Lazare à la vie de ce monde. Jésus ressuscité n’appartient plus à notre monde, c’est notre monde qui lui appartient. Lui, dans son humanité ressuscitée, appartient au monde à venir dont il est « les prémices » (1 Co 15, 20.23). Cela lui donne la possibilité de se rendre réellement présent partout où il veut dans notre monde, sans être contenu par aucun de ces lieux. Non pas qu’il soit partout, il est ailleurs. C’est très exactement ainsi qu’il se donne à nous dans le sacrement de l’eucharistie quand il se rend présent sur tous les autels et dans tous les tabernacles sans être contenu par aucun. La présence du Christ ressuscité continue parmi nous, de manière très réelle même si voilée par les signes du pain et du vin, dans le sacrement de l’eucharistie. Jésus a donc dû apporter sans cesse aux apôtres la solidité de la paix que donne la foi. Leur foi était encore une foi très fragile et elle le restera jusqu’à la Pentecôte. A la veille même de l’Ascension du Christ, les Actes nous disent qu’ils ont demandé à Jésus s’il allait « restaurer la royauté en Israël » (Ac 1, 6). Ils restaient encore accrochés à un messianisme immédiatement triomphant. La miséricorde du Christ commence par nous les croyants : les apôtres les premiers et tous les chrétiens à la suite. Miséricorde pour tous ceux qui, comme les apôtres, portons un trésor « dans des vases d’argile » (2 Co 4, 7). Miséricorde pour nous dont la foi est si fragile, qui sommes immédiatement tentés de nous diviser à partir de nos représentations et de nos opinions humaines, parce que nous ne faisons pas assez fond sur le Seigneur. Le doute de Thomas, plus que le doute des incroyants, est le doute des croyants, de tous les croyants tout au long des âges. Thomas est un croyant, mais il a du mal à accepter que ce que lui n’a pas vu d’autres l’aient vu. Or la foi n’est pas qu’une affaire individuelle, nous en vivons en la portant ensemble dans le Corps du Christ. Comme cela devrait relativiser ce qui divise souvent les chrétiens dans leur vie communautaire : paroisse, communauté religieuse, Église particulière, Église universelle. Si nous prenons appui sur cette paix que le Christ nous donne dans sa miséricorde, nous serons capables non seulement de pardonner les torts qui nous ont été faits, mais surtout de relativiser tout ce qui nuit à la confiance que le Christ vient établir entre nous : cet « un seul cœur et une seule âme » qui a caractérisé ensuite par le don du Saint Esprit la première Église de Jérusalem. Ainsi nous pourrons témoigner à tous les hommes de la miséricorde que le Père nous a faite en Jésus Christ.