Homélie du 14 juin 2015 - 11e DO
fr. Arnaud Blunat

Frères et sœurs, je vous invite à vous arrêter un instant pour voir ce qu’on ne voit pas habituellement. Je vous invite à vous étonner, à vous émerveiller de ce qu’est la Vie tout simplement. La vie nous échappe trop souvent, parce que nos esprits sont ailleurs, pris par une frénésie d’activités, absorbés par des pensées multiples et variées, préoccupés par bien des soucis, détournés par tant de distractions.

Dans l’évangile de ce jour, Jésus nous propose de redécouvrir ce qu’est le règne de Dieu à partir du spectacle de la nature. Pour Dieu, régner c’est tout simplement être présent dans les plus petites choses, dans leur évolution, dans leur croissance, comme le grain de sénevé, la graine de moutarde, ou toute autre semence. Le règne de Dieu, c’est comme… ce que fait un semeur quand il sème, ce que produit la semence qu’il a jetée en terre. La semence pousse, grandit, se développe, sans que le semeur sache comment. C’est un mystère qui échappe à toute explication. Pourquoi le grain produit-il du fruit alors qu’il pourrait ne pas en produire ? Comment une chose si petite, si insignifiante peut-elle donner un tel résultat, un arbre qui donnera à son tour la vie ? Mais aussi, pourquoi le grain doit-il mourir pour pouvoir ensuite germer ? Le règne de Dieu nous renvoie au mystère de la création mais aussi d’une recréation, d’une renaissance, d’un renouveau toujours possible. Notre vie est ainsi appelée à se renouveler, à repartir, alors même que nous faisons l’expérience de sa dégradation, de sa destruction, jusqu’au moment où, atteignant les rivages de la mort, on pense qu’elle ne vaut plus la peine d’être vécue, parce qu’il n’y a plus rien…

Ces jours-ci, les réseaux sociaux ont été agités par l’affaire Vincent Lambert. Une histoire douloureuse qui déchire une famille, qui divise la société, parce qu’elle renvoie à la question de la fin de la vie, à la question de disposer du droit ou non de mettre un terme à une vie humaine. Nous avons les capacités de prolonger l’existence humaine par des moyens techniques, mais comment accompagner une personne vers la fin de sa vie dans des conditions suffisamment dignes ? Il ne s’agit pas de porter un jugement mais de comprendre ici la manière dont l’homme se situe dans la perspective du Règne de Dieu. Mais comment comprendre l’incompréhensible ? Que fait Dieu quand il laisse ainsi des vies humaines entre la vie et la mort, comme s’il s’était éloigné, dégagé de toute responsabilité, désinvesti de ce pouvoir que lui seul possède véritablement, plongeant les hommes dans des situations d’incertitude et de violence ? Jusqu’où l’homme peut-il aller dans sa recherche de justice, de liberté, de vérité, dans le souci de vouloir donner à chacun des chances de vivre ou de survivre ? La situation dramatique de Vincent Lambert nous rappelle qu’il y a, de fait, des êtres humains plongés dans un état de faiblesse et de dépendance qui nous renvoient à la condition même de l’homme, seul être conscient de sa fragilité, mais aussi capable de donner du sens à sa vie. Alors posons deux constats : la vie, même à l’état le plus réduit, reste la vie. La mort, lorsqu’elle vient, appelle un lâcher prise. De même qu’il y a des circonstances extrêmes qui font malgré tout advenir la vie, de même il y a des circonstances extrêmes qui entourent la mort.

Ce mystère est fascinant et redoutable. Mais lorsqu’on est chrétien, on choisit de le voir du point de vue de Dieu, Dieu qui est amour. Depuis notre baptême, nous sommes aimés par lui d’un amour personnel et privilégié. Nous bénéficions d’une grâce particulière qui fait de nous ses fils et ses filles bien aimés. Quand Dieu appelle un homme à la vie, il se tient comme en attente. Il a besoin d’une réponse de sa part. Il a besoin de son assentiment, de son libre choix de le recevoir, de le reconnaitre. Par le baptême nous recevons donc cette grâce de lui appartenir, notre vie est entre ses mains, et jusqu’au bout nous sommes appelés à lui faire confiance en tout. Cette confiance débouche sur une espérance, une force qui nous permet de regarder notre vie dans la perspective de l’éternité. La mort ne nous fait pas peur. Elle viendra de la façon que Dieu voudra pour chacun de nous. La foi développe en nous une grâce, le don d’une liberté intérieure, que nous devons laisser grandir et germer au-dedans de nous.

Dans l’Église, certains baptisés ont accepté d’être un signe visible de cette grâce, d’être un signe éloquent de cette liberté intérieure, un signe qui agit au plus profond des cœurs pour les transformer. Ces baptisés, ce sont ceux qui ont accepté de tout quitter pour suivre le Christ : on les appelle les consacrés, plus communément les religieux. Ils choisissent de chercher avant tout le Royaume et sa justice, comptant sur la miséricorde de Dieu, acceptant de mourir à leur vie passée en faisant vœu d’obéissance, de pauvreté, de chasteté. En cette « année de la vie consacrée », il est bon de rappeler que l’urgence première c’est d’annoncer le Royaume qui vient. Notre vie est orientée vers la venue du Royaume. Les consacrés, religieux, moines, moniales, religieux apostoliques, le rappellent sans cesse par leur vie donnée. Leur offrande radicale porte du fruit pour l’Église, tout particulièrement ceux qui choisissent les voies les plus exigeantes, vivant au milieu des plus pauvres, dans des contextes de violence, de guerre, de persécution, loin de leurs proches, en but à la contradiction, à l’incompréhension, mais toujours animés d’un zèle ardent pour annoncer l’évangile, intimement liés au Christ par une vie de prière, nourris par l’eucharistie et la Parole de Dieu.

Frères et sœurs, je vous invite à rendre grâce avec nous, frères Dominicains, spécialement en cette année du 800° anniversaire de notre fondation, mais aussi à prier pour nous, car cette vocation à être signes du Royaume nous dépasse complètement et nous sommes toujours tentés de la réduire à nos mesures humaines, de l’affaiblir par nos inimitiés, nos jalousies, nos querelles. Nous sommes tentés de reprendre ce que nous avons voulu donner, nous ne nous donnons pas suffisamment. Et malgré cela, nous sommes convaincus que Dieu, ici et là, continue à faire progresser son Règne. Les forces et les faiblesses de son Église témoignent de l’action de Dieu, et que le Royaume de Dieu est bel et bien au milieu de nous. Aussi notre étonnement, notre admiration, dont je vous parlais au début, loin d’être un étonnement béat, relève de la grâce et révèle en réalité la vraie Vie, celle que le Christ a voulu assumer, en portant nos souffrances, nos péchés, en passant par la mort pour entrer dans la vie. C’est ainsi que le grain tombé en terre porte beaucoup de fruit. C’est comme cela que Dieu fait toute chose nouvelle, et qu’il nous dispose à entrer dans la joie de l’éternité !