Je ne sais pas si en voyant entrer son fils dans l’église, il y a quelques minutes, Monique Tierny pensait «Pourvu que ça dure», à la manière de Letizia Ramolino, la mère de Napoléon, ou «Quo non ascendat? Jusqu’où n’ira-t-il pas?» à la manière de Nicolas Fouquet, le flamboyant surintendant des finances de Louis XIV! Dans les deux cas de figure, l’écoute attentive de la Parole de Dieu aura tout fait pour décourager les rêves de grandeur caressés par des parents aimants. L’Évangile selon s. Luc réduit au rang d’illusion tout de désir de réussite dans l’Église. Suivons-en le texte pas à pas pour apprendre de Jésus ce que doit être un disciple et très particulièrement ce que doit être un ministre du Seigneur.
Monter sur la Croix
«Comme s’accomplissait le temps où il devait être enlevé [de ce monde], Jésus prit résolument le chemin de Jérusalem» (Lc 9, 51). Ce texte peut aussi être traduit mot à mot par: «Jésus durcit sa face pour se rendre à Jérusalem.» Après la douceur et la gloire entrevue, l’épreuve s’annonce. La douceur, c’est la vie itinérante en compagnie des Douze et de quelques femmes qui ont été guéries d’esprits mauvais et de maladies (Lc 8, 2); la gloire c’est la lumière entrevue, comme par un trou de serrure, sur la montagne du Thabor (Lc 9, 28-36). Maintenant, le Seigneur quitte la Samarie pour «monter» à Jérusalem. Il quitte la montagne de la Transfiguration, la montagne au sommet de laquelle toutes les mères ont envie de voir leurs fils, pour gagner la montagne de la crucifixion, celle au pied de laquelle se tiendra presque seule Marie, Mère du Christ et notre mère, pour recueillir le corps transpercé de son fils. L’horizon de marche de Jésus c’est donc ce point culminant, final, insurpassable que constitue la Croix. Une vie à la suite du Christ ne peut faire l’économie de la croix. À plus forte raison un ministre du Christ ne peut être configuré à son maître sans accepter d’être attaché avec lui sur le bois de la croix.
Frère Vincent, le temps de ta vie étudiante a passé; l’heure est venue de porter du fruit. à l’invitation du Christ, tu es invité à «durcir ta face» pour prendre résolument le chemin de Jérusalem
Des messagers pour tout lui préparer
Jésus, nous dit encore l’Évangile, envoie «des messagers au devant de lui». La chose vaut la peine d’être remarquée. Les fils de s. Dominique ont eu des précurseurs dans l’Évangile: non seulement les apôtres mais aussi ces simples messagers qui eurent pour unique mission de «tout préparer» pour le Christ. C’est une partie de ta mission, frère Vincent. Dieu n’a pas besoin des hommes mais il a voulu recourir à eux pour préparer ses chemins, rendre droits ses sentiers, combler ses ravins. Il a voulu avoir recours à eux pour irriguer les déserts, passer le balai dans les cœurs et dans les mémoires. Il a aussi voulu avoir recours à eux le jour des Rameaux pour détacher l’ânon qui devait lui servir de trône, bref pour préparer ses noces avec l’humanité. Tout cela se passe «au devant» du Christ. C’est là un travail d’éclaireurs et deux pièges sont à éviter.
– 1er piège: celui qui consiste à se prendre pour le message. C’est une tentation insidieuse pour bien des Prêcheurs et bien des prêtres. C’est comme si la veilleuse du tabernacle se prenait pour le Saint-Sacrement!
– 2ème piège: imaginer que ce sont les messagers qui font le travail. Ce ne sont pas eux; c’est le Seigneur à l’œuvre par son Esprit! Quand des pharisiens demandent à Jésus: «Que devons-nous faire pour travailler aux œuvres de Dieu», il répond: «L’œuvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé» (Jn 6, 29)? Les éclaireurs doivent rester humbles tout en sachant qu’ils sont d’une réelle utilité: ils facilitent ou ils gâchent tout. Dans l’Évangile entendu aujourd’hui, Jacques et Jean envisagent une frappe chirurgicale sur le village samaritain qui a mal reçu les estafettes du Christ. Jésus s’y oppose catégoriquement!
Frère Vincent, à l’appel du Christ tu es invité à être l’éclaireur qui marche devant lui pour tout lui préparer. Tu prendras garde de toujours t’effacer devant le message que tu délivreras. Ce message, c’est la personne du Christ que tu devras remettre aux hommes dans la Parole et dans les sacrements.
Suivre le Christ
Après avoir envoyé ces messagers en éclaireurs, Jésus prend la route avec les Douze. Il constitue manifestement un groupe hiérarchisé de prédicateurs. La suite de l’Évangile nous l’apprendra, il recrute, en plus des douze apôtres, soixante-douze disciples pour les envoyer en mission. C’est comme pour le mondial de football: il y a une douzaine de joueurs mais cent cinquante accompagnateurs… Et tout comme pour l’équipe de France, mais pour d’autres raisons, le procédé de recrutement de Jésus est déconcertant. Pas un Service diocésain des vocations n’en voudrait. Deux hommes se proposent, des hommes qu’on suppose être de bonne volonté. Le premier dit «Je te suivrai où que tu ailles»; le second «Je te suivrai, Seigneur, mais d’abord permets-moi de prendre congé des miens». Le premier ne sait pas ce qu’il demande: il cherche un lieu de vie, Jésus lui désigne la Source de la Vie; il pense inscrire une ligne de plus dans son curriculum vitae, Jésus lui indique la croix comme marchepied pour aller au Ciel. Pour le second c’est pire. Il a osé un «mais». Or il n’y a pas de «mais» possible dans la réponse que l’on donne à Dieu. On ne s’engage pas sous condition que tout marche bien: pas d’assurance-rapatriement pour qui doit suivre le Christ Jésus. Deux candidatures spontanées, deux échecs! Mais il y a un troisième homme, il ne s’est pas proposé mais Jésus l’a repéré: «Suis-moi», lui dit-il. Pas d’entrée en matière, pas de «S’il te plaît», pas de «Étudions votre avenir, jeune homme», pas non plus de «Je vais faire ton bonheur». Non! Un verbe à l’impératif qui claque comme un coup de fouet! Invité de cette manière, les saints répondent sans un mot, par des actes; notre homme préfère suivre des croque-morts plutôt que «la Voie, la Vérité et la Vie».
Frère Vincent, tu es invité à suivre le Christ comme il le veut, où il le veut, tant qu’il le veut. Comme le Christ, tu ne sauras pas où reposer la tête; comme le Christ, tu devras laisser les morts enterrer les morts pour, toi, annoncer le Royaume de Dieu; comme le Christ et parce que tu as mis la main à la charrue, tu ne regarderas pas en arrière
Dans le dénuement
Au terme de ce passage d’Évangile, une question s’impose: quels moyens le Seigneur donne-t-il donc à ceux qu’il convie à la mission? La réponse est simple: il ne leur propose rien d’autre que lui; pas de gadgets spéciaux, pas de techniques imparables? Dans le monde et parfois jusque dans l’Église, on prétend s’y entendre en stratégies, en logistique, en planification, en organisations de toutes sortes. On y perd une énergie précieuse et un temps infini. «Jésus, lui, envoie les siens dans une insolente nudité et, dirait-on, les démunit à plaisir. Cette disproportion entre les ouvriers et la carrière où ils entrent, cette précarité, ce désarmement, cette quasi-nullité de moyens est justement le critère évangélique par excellence.» (François Cassingéna-Trévedy, Sermons aux oiseaux, p. 178). Dieu qui est simple aime la simplicité. Il envoie donc des hommes prendre des hommes à mains nues; comme il l’a fait lui-même. Il n’existe pas d’instrument pour prendre un cœur d’homme, on ne peut s’y prendre qu’avec de l’humain. Et c’est pourquoi Dieu s’est incarné. L’Ennemi (avec un grand E) a bien compris le danger de l’Incarnation. En clouant les pieds du Christ sur la croix, ses bourreaux avaient l’espoir vain qu’il ne pourrait plus parcourir le monde à la recherche des hommes; en clouant les mains du Christ sur la croix, ses tortionnaires nourrissaient l’illusion qu’elles ne pourraient plus bénir, consoler, consacrer, sanctifier les hommes. L’Ennemi n’avait pas pensé que des diacres, des prêtres, des évêques poursuivraient jusqu’à cette heure l’œuvre du Christ.
Frère Vincent, l’équipement de ta vie de prêtre, ce n’est pas une valise-chapelle et quelques chasubles, c’est ton humanité dans toute sa faiblesse, configurée au Christ: tes pieds, tes mains, ta voix, ton cœur.
Où tout cela te mènera-t-il? A Marseille, a dit le Provincial. Mais ce n’est pas la véritable réponse. La réponse est contenue dans l’Évangile: à Jérusalem, au lieu de la rencontre du Seigneur avec son peuple, au lieu de la crucifixion dans laquelle se manifeste l’amour du cœur de notre Dieu. Rendez-vous dans la Cité céleste!