Apprenons à respirer dans l’Esprit saint !


Jean Chrysostome, l’un de nos plus illustres Pères dans la foi, au IVe siècle, disait de la Pentecôte qu’elle était « la fête capitale », en grec : « la métropole des fêtes », la fête centrale, au cœur de la vie de l’Église. Mais, me direz-vous, que faisait-il de Pâques ? Précisément, poursuit-il, c’est à la Pentecôte que commencent vraiment à éclore, à se déployer, les fruits du mystère pascal qui, depuis Pâques, restaient comme contractés, cachés, enfermés à double tour, comme l’étaient les Apôtres dans le Cénacle. Par sa mort et sa résurrection, Jésus a bien tout accompli, à la perfection, mais son œuvre demeurait bridée. Son Église naissante restait comme un petit corps prostré, chétif, recroquevillé.
Notre Église d’aujourd’hui, malgré son florissant passé bimillénaire, ne semble pas en meilleure forme qu’elle n’était au Cénacle. Et, alors que l’Église naissante, infante, ne sachant pas encore parler ni marcher, attendait le moment d’être lancée sur les routes du monde, la nôtre semble plutôt usée, vieillie, fatiguée, morose. Pire encore, elle s’épuise en divisions, rivalités, méfiances et incompréhensions entre les sensibilités : les identitaires contre les progressistes, les tradis contre les modernes, les ouverts contre les fermés, les papes fiables contre les papes incertains, les évêques combatifs contre les tièdes ou les médiocres, les prêtres solides contre les liquides, les laïcs observants contre les militants de l’ouverture, les intransigeants contre les transigeants.
Grâce à Dieu, tout de même, notre Église bouge encore. Elle ne se résigne pas à mourir. Elle mobilise ses maigres forces pour continuer de marcher, parler, partager, témoigner, vivre. Mais voilà où gît son mal : elle peine à respirer, elle respire mal. Elle se démène pour survivre, tant qu’il lui reste quelques forces, mais elle s’essouffle, faute de respirer suffisamment, de respirer profondément, de respirer le seul air en mesure de lui rendre santé et jeunesse.
Ceux parmi vous qui ont pratiqué le chant le savent bien, car tous les maîtres de chœur le répètent inlassablement : « Respirez, respirez. » Le plus important, pour bien chanter, ce n’est pas de savoir lire la musique, ni de bien poser sa voix, c’est de respirer.
Or notre malheur, à nous chrétiens d’aujourd’hui, vient de ce que nous oublions de respirer. Nous négligeons la Pentecôte, nous oublions que la Pentecôte n’est pas un événement du passé, accompli une fois pour toutes, mais le don permanent que le Christ fait à son Église de la seule respiration qui soit adaptée à sa vie, à sa mission, à sa destinée. Nous respirons trop peu. Pire encore, nous respirons mal, nous respirons un air appauvri, anémié. Nous croyons pouvoir nous suffire de l’air confiné que nous avons déjà respiré. La pneumopathie qui nous guette et qui anémie notre capacité respiratoire, c’est d’oublier que nous n’avons pas en nous le souffle de vie, mais que nous devons sans cesse le demander à Dieu et le recevoir d’en haut.
Pourquoi, alors, est-il si urgent que nous réapprenions à respirer du souffle de l’Esprit ? La fidélité au Christ ne suffit-elle pas ? Comprenons bien ce partage vital entre l’unique mission visible du Christ et la multitude des missions invisibles de l’Esprit. Le Fils de Dieu est venu dans le monde, une fois pour toutes. Il est mort et ressuscité une fois pour toutes. Au jour de son Ascension, il a laissé à l’Église ses fondements définitifs et immuables : une doctrine de Vérité, l’Évangile ; des institutions permanentes, la hiérarchie apostolique par laquelle il agit visiblement comme tête de l’Église ; des sacrements, signes efficaces de son amour pour les hommes. Tout cela ne changera jamais. Ce dépôt que le Christ nous a laissé constitue l’Église en un organisme stable et définitif, avec tous les éléments visibles nécessaires à son déploiement dans le monde.
Mais, au jour de l’Ascension, il manquait encore l’essentiel : un appareil respiratoire, par lequel seul tous les autres organes pourraient fonctionner et se déployer pour la croissance et la mission du corps tout entier. Voilà pourquoi Jésus avait dit à ses disciples : « Il vaut mieux pour vous que je parte, car si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas vers vous ; mais si je pars, je vous l’enverrai » (Jn 16, 7). Respirer de l’Esprit du Christ, pour l’Église comme pour chacun de nous, c’est inspirer en permanence un air nouveau pour mieux l’expirer, et l’expirer pour ensuite inspirer un air encore renouvelé. Inspirer le souffle de vie pour mieux le répandre dans le monde ; le répandre dans le monde pour mieux l’inspirer, selon une diastole et systole de renouvellement incessant.
Que se passe-t-il lorsque l’Église oublie de respirer du souffle que le Christ lui envoie en croyant pouvoir se contenter de ce qu’elle a déjà reçu ? Elle respire alors un air qui ne se renouvelle plus. Elle devient une sorte de squelette, un organisme sans vie, gardant l’apparence d’un corps, mais qui est en fait un cadavre, un zombie vivotant, survivant, plutôt mal que bien. Deux symptômes la guettent alors : soit elle se contente d’inspirer l’esprit du monde, qu’elle absorbe sans discernement, soit elle s’enferme en elle-même pour ne plus respirer que son air confiné, privé d’oxygène. Dans le premier cas, elle s’affadit, se dilue dans le monde, s’amollit comme un mollusque, elle attrape tous les virus à la mode qui liquéfient sa doctrine, qui dénaturent ses institutions, qui dissolvent sa liturgie et ses sacrements. Dans l’autre cas, elle se barricade comme une citadelle assiégée, se coupe du monde qu’elle diabolise, ne voyant pas qu’elle se mondanise elle-même en croyant se protéger du monde, car seul l’incessant renouvellement de l’Esprit peut la garder vraiment fidèle au Christ.
Comprenons-le bien : il est impossible que le Christ reste vivant dans son Église si son Esprit n’est pas sans cesse inspiré et expiré par l’ensemble de son corps, par chacun de ses membres. La lettre de l’Évangile sans l’Esprit qui vivifie devient une idéologie, de droite comme de gauche. Des institutions privées de la circulation de l’Esprit, si apostoliques soient-elles, deviennent un carcan qui immobilise, que chacun finit par contourner voire mépriser avec plus ou moins de bravade. Des sacrements sans l’Esprit qui les fait désirer et accueillir en profondeur dans les cœurs deviennent des rites magiques ou désuets.
L’Esprit saint, au contraire, agit comme le grand régulateur de la vie et de la mission de l’Église. C’est lui qui permet au Corps du Christ de vivre de la vie du Christ. Il rénove toujours, sans bouleverser jamais. Il réforme sans révolution. Il conserve sans immobiliser. Il diversifie sans désunir. Il ouvre portes, fenêtres et frontières sans démolir les murs, ni saper les fondations, ni mélanger les identités. Nous l’avons chanté dans la séquence, avant l’Évangile : il réchauffe ce qui est froid et rafraîchit ce qui brûle, assouplit ce qui est rigide et redresse ce qui dévie.
Alors, frères et sœurs, en ces temps moroses pour l’Église, nous n’avons certainement pas à nous décourager, à nous dérober, encore moins à désespérer. Nous n’avons pas à rêver de pseudo-réformes institutionnelles ou morales à la mode, selon l’esprit du monde. Nous n’avons pas non plus à nous replier sur une vision sclérosée, étriquée de l’Église, de sa doctrine comme de sa liturgie. Nous avons d’abord et avant tout, pour être vraiment fidèles à ce que nous avons reçu de Notre Sauveur, à retrouver la joie d’une profonde respiration de son Esprit, à désirer intensément nous laisser remplir de son Esprit, à l’invoquer chaque jour, à l’accueillir, à nous rendre dociles à ses appels, à ses dons, à ses motions, dociles surtout à l’élan de l’amour qui est sa réalisation la plus précieuse et nous pousse à nous donner sans cesse davantage.
« L’amour de Dieu a été répandu en nos cœurs par l’Esprit saint qui nous a été donné » (Rm 5, 5). Respirer de l’Esprit du Christ, tout au long de nos journées, ce n’est pas autre chose que d’implorer le don d’aimer, de ne pas croire que nous pouvons aimer par nous-mêmes, parce que nous croyons déjà connaître le Christ et son commandement de l’amour. Alors ne craignons pas de fréquenter assidûment, non pas tant les salles de musculation ou les pistes de course à pieds, que ce lieu intime qu’est le Cénacle, ce cœur suppliant d’une Église rassemblée pour demander au Père l’Esprit de son Fils et nous laisser sans cesse rajeunir par lui.

