Attendre un autre?


Les qualités humaines que l’on voit déployées chez Jean-Baptiste sont plutôt du genre viril : ascétisme héroïque, mépris de la mort, courage jamais en défaut. Dans l’Évangile lu la semaine dernière, il proclamait avec une folle audace la fin prochaine du Temple. C’était déclarer la caducité d’une institution pour laquelle les martyrs d’Israël avaient offert leur vie, dont Moïse avait fixé l’ordonnance sur l’ordre de Dieu, bref une institution toute divine. Quand on tient des propos aussi radicaux, il vaut mieux être sûr de son coup, sous peine de passer pour un illuminé ou un oiseau de mauvais augure. Jean-Baptiste est taillé dans ce bois dont Dieu a fait les Thérèse d’Avila, les Bossuet, les Catherine de Sienne et autres Élies : des personnalités toutes d’une pièce, imperméables au doute, qui incarnent la foi dans ce qu’elle a de plus granitique et objectif. Des gens chez qui le théologal ne laisse guère de place à l’introspection. Le surnaturel transparaît par toutes les fibres de leur être. Ainsi de Jean-Baptiste. Il suffisait qu’il lève son regard de braise et sa voix de prophète pour obliger les Grands et les petits à faire la vérité sur eux-mêmes.
Ironie du sort : ce prophète d’un seul tenant, consumé par une vérité inexorable, nous laisse sur une question à laquelle Jésus ne répond ni par oui ni par non, comme pour laisser son interrogation résonner à l’infini. Aujourd’hui encore, l’écho fidèle en parvient jusqu’à nous, réverbéré par la tradition authentique jusqu’à ce que Jésus consente à y répondre. « Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » Quelle légitimité il fallait à Jean-Baptiste pour pousser le Christ dans ses retranchements ! Curieuse question posée depuis le fond d’une prison, par un homme menacé d’une mort violente qu’il sait toute proche. C’est cette mort qui éternise sa question, comme le carillon de Cracovie qui aujourd’hui encore s’interrompt à chaque heure sur une fausse note en mémoire du clairon qui sonna l’alerte en 1240 contre une invasion barbare et fut réduit au silence par la flèche ennemie qui transperça sa gorge. En dépit de sa carrière irréprochable, Jean-Baptiste termine sur une fausse note. Mais en expirant il lègue en héritage cette question : « Es-tu celui qui doit venir ? » Elle est parallèle à celle posée par Jésus à ses disciples : « Pour vous, qui suis-je ? » (Mc 8, 30). Dans l’ultime témoignage du Précurseur, dans la bouche de Jésus lui-même, son identité se présente comme l’énigme suprême. Quel motif d’admiration quand un homme d’un tempérament aussi affirmatif que Jean-Baptiste s’efface en laissant les fidèles sur un point d’interrogation !
Dire que Dieu parle en énigmes ne signifie pas qu’il veuille suspendre notre jugement. Lorsque le sphinx demande à Œdipe « quel est l’animal qui marche à quatre pattes le matin, à deux le midi et à trois le soir », le héros n’aurait pas fait de vieux os s’il avait répondu à son énigme : « Merci de m’avoir proposé cette bonne occasion de me triturer les méninges. » Les énigmes sont des chemins d’accès à la vérité. La vérité ne nous tombe pas tout droit dans le gosier, afin que notre intelligence ait le mérite de collaborer à sa découverte. Le dialogue entre Œdipe et le sphinx montre aussi que la découverte de la vérité cachée sous les énigmes est une question de vie ou de mort. Vivre, c’est trouver la réponse. Consentir à l’erreur, c’est mourir.
Comparer cette façon de voir à l’héroïne des Mille et une nuits. Pour survivre, Shéhérazade raconte chaque jour une nouvelle histoire. Elle ne peut dire plus proprement que « la fiction, c’est la vie ». Vivre, c’est prendre de l’agrément dans les histoires que l’on invente. Les contes merveilleux de la sultane prennent la vie comme une fraîche et délicate écume à la surface de la grande roue du devenir : autant la rendre plaisante et agréable le peu qu’elle durera. Se raconter des histoires atténue ou dissimule le tragique de la vie. L’histoire sainte, pour sa part, préfère l’énigme : celle, insondable, du Dieu qui demande à Abraham de sacrifier son fils, qui consent au sacrifice du sien sur la croix, dont toute la conduite est dictée par la brûlure de l’amour substantiel. Ses acteurs n’ont donc pas le droit de s’en tenir à la surface. S’ils essayaient de nager dans le flux du devenir sans fin, la question de la vérité finirait toujours par les rattraper, posée par leur conscience ou par Dieu qui les surveille. Et cette vérité les engage personnellement. Celui qui pose la question est aussi une partie de la réponse. Il n’a pas loisir de s’abstraire à la recherche de la vérité. Sa question, Jean-Baptiste s’apprête d’ailleurs à la tracer avec les lettres de son propre sang, comme saint Pierre martyr écrivant avec le sien les premières lettres du Credo.
Lorsque Jean-Baptiste demande : « Es-tu celui qui doit venir ? », il dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Mais Jean-Baptiste pose sa question à la bonne personne. Il nous garde pour toujours contre la tentation de la poser à un autre qu’au Christ, nous si facilement disposés à hisser sur le pavois tant de faux prophètes et de faux Messies. Soyons soulagés qu’il ait posé la question à notre place ! Jean-Baptiste force Jésus à se déclarer comme le Messie, fût-ce de manière cryptée. Devant le problème du Salut, livrés à eux-mêmes, peut-être les hommes seraient-ils contraints à des interrogations sans fin, de celles qui génèrent un infaillible scepticisme. La voix a contraint le Verbe à parler. Ainsi la vérité ne fait plus de doute. Grâce à la question de Jean-Baptiste, nous tenons la confession de foi du témoignage de Jésus lui-même, mais aussi de son Père qui est en lui, et de l’Esprit Saint qui procède des deux. Après avoir confessé Jésus comme le Messie, Pierre s’entend dire : « Heureux es-tu, Simon-Pierre, car ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon père qui est aux cieux » (Mt 16, 17) ; « nul ne peut dire “Jésus est Seigneur” si ce n’est dans l’Esprit Saint » (1 Co 12, 3). « Cet Évangile que je vous ai annoncé n’est pas à mesure humaine » (Ga 1, 11). Jean-Baptiste pose une question à Jésus afin que nous ne lui apportions pas notre propre réponse. Il nous faut accepter ce Messie-là, il n’y en aura pas d’autre. Au fond, ce testament de Jean-Baptiste c’est le meilleur garde-fou contre notre imagination et notre désir prompts à quérir d’autres Messies, d’autres sauveurs, à nous contenter d’espoirs horizontaux. Jean-Baptiste opère ainsi la plus radicale purification de notre espérance.
Il est inévitable que la foi fasse jaillir en nous maintes questions. Jean-Baptiste a par avance sanctifié celle où l’on est prêt à se donner soi-même pour que jaillisse la réponse. On n’obtiendra rien sans le payer de sa personne. Jean-Baptiste nous indique aussi de ne pas poser nos questions à n’importe qui, mais à Celui qui est seul capable d’y répondre.

