Homélie du 11 février 2001 - 6e DO

Béatitude

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Jésus aussi nous promet le bonheur. Un de plus! C’est pas très original. Nous sommes submergés d’annonces et de promesses de bonnes nouvelles. Le marché est même saturé. Et si je jette un coup d’œil sur cette charte du bonheur que Jésus propose, alors là, je comprends que la concurrence n’a pas de souci à se faire, il semble que la faillite soit presque assurée.

Les Béatitudes nous parlent en effet du bonheur à l’exact opposé de tout ce qui devrait normalement nous faire rêver en matière de bonheur comme de tout ce que nous aurions à craindre pour notre malheur. Heureux les pauvres, malheureux les riches; Heureux qui pleure, malheureux qui se réjouit; Heureux qui est dans le manque, malheureux qui ne manque de rien.

Et pourtant, notre expérience devrait nous rendre attentif à l’étrangeté d’un tel propos. Car nous savons ou nous pressentons bien que tous les bonheurs du monde ne font pas un homme heureux et qu’un seul petit malheur peut grandement contrarier la possession de notre bonheur.

Avant même de savoir de quoi elles nous parlent, les Béatitudes nous interpellent par ce fait qu’elles ne nous parlent pas du bonheur comme ceux qui nous promettent le bonheur ni du malheur comme ceux qui nous font craindre le pire. Elles s’emploient même à en parler à l’opposé de tels discours, comme pour démasquer une illusion ou une fatalité. Là où les chantres du bonheur savent eux ce qui doit nous rendre heureux et prétendent nous en ouvrir l’accès sans limite et sans plus tarder, l’Évangile, lorsqu’il nous parle du bonheur, l’Évangile des Béatitudes nous invite dès le début à une sévère mise à distance à l’égard de tout ce que nous considérons spontanément comme devant faire notre bonheur ou devant le contredire.

Alors qu’il est question de bonheur, d’aspiration à une plénitude, d’accomplissement, voilà que l’Évangile ouvre notre condition humaine à quelque chose de mystérieux, d’inexpliqué, d’inaccompli, d’irrévélé. Nous pressentons qu’il y a là quelque chose de vrai, de grand, quelque chose dont il n’est jamais parlé quand il est question du bonheur ou du malheur, la grande affaire de notre vie. Mais de quoi, de qui les Béatitudes nous parlent-elles?

Le pauvre, celui qui pleure, l’affamé.

Le pauvre, c’est celui qui est sans défense, qui est vulnérable. Il est à la merci du puissant et du violent. C’est l’humilié, le méprisé et si le cœur n’y prend garde, c’est aussi l’oublié. Celui qui pleure, c’est celui qui a mal et il le voit celui qui veut ou qui peut le voir. L’affamé, c’est celui à qui il manque le nécessaire, qui est privé de l’indispensable, du minimum vital et lui, il ne peut pas vous laisser tranquille. Ce sont tous des indigents qui ont besoin d’être secourus. Ils ne peuvent rien tout seul, ils ont besoin de l’autre.

Les Écritures nous enseignent que Dieu les prend sous sa protection car il ne leur est pas rendu justice et il intente un procès avec ceux qui délaissent et exploitent le pauvre, la veuve et l’orphelin. Il sera leur rédempteur. C’est bien une question de justice en effet, de justice et non pas de générosité. Le Créateur et son image sont insultés. La suffisance des uns fait offense à l’indigence des autres. En être rendu là est indigne de notre vocation de Fils et de Frère car il n’est pas digne pour les uns que d’autres soient ainsi blessés dans leur dignité.

Vous l’aurez peut-être remarqué et c’est une caractéristique du récit des Béatitudes de Luc, Jésus, la bonne nouvelle en personne, s’adresse en personne à cet indigent, au malheureux: «bienheureux es-tu !» Bienheureux est-il celui là que Jésus a rencontré. Le malheureux, qui pour être malheureux n’est pas pour cela meilleur que les autres, est proclamé bienheureux car il a part à la béatitude de Jésus, Jésus qui est passé de la douleur à la joie. Il s’est fait pauvre, il a pleuré et il a été anéanti; il était le Fils de Dieu. Il est le seul qui peut dire au pauvre, à qui pleure et à qui est dans le manque: bienheureux es-tu! Là où est l’indigent, là est Jésus crucifié-ressuscité. Dieu a voulu manifester sa Gloire dans la dignité blessée du pauvre.

Et c’est le premier grand enseignement des Béatitudes juxtaposées qu’elles sont à ce que nous appelons les malédictions: elles nous enseignent que le Christ est rencontré dans le frère indigent. Il n’est pas rencontré que là mais s’il n’est pas rencontré là, il n’est pas rencontré du tout: c’est une condition, la seule condition, ce n’est pas une conséquence. S’il nous arrivait d’en douter, il suffirait de se rappeler, en contrepoint des Béatitudes, le récit évangélique du jugement dernier. S’il est rencontré là, tout autre lieu de présence dévoilera alors son véritable sens et toute sa profondeur et en premier lieu l’Eucharistie. Comprenons-le bien, dans le frère indigent, c’est bien le Christ qui est rencontré et voir le Christ est un chemin de patiente purification et de persévérante contemplation.

Sur ce chemin de Béatitudes, nous ferons également l’expérience de notre propre pauvreté et par là d’une fraternelle et bouleversante solidarité avec notre prochain comme nous sera dévoilé alors quelque chose du mystère du Christ. Et c’est l’autre grand enseignement des Béatitudes: il n’est pas de pauvre rencontré s’il n’est pas de pauvre révélé. Ce «bienheureux» de Jésus retentit comme un cri de joie arraché à une douloureuse lamentation: «malheureux!» Il est malheureux celui qui n’a connu ou reconnu sa pauvreté ni son indigence. Il ne peut pas se connaître. Il ne peut pas aimer. Il n’a pas connu Dieu ni son image. Il n’a pas rencontré le Christ, l’image du Père.

On n’aide pas le pauvre comme un riche, ni celui qui pleure en riant et pas davantage qui est dans le manque en faisant l’étalage de son abondance, encore moins de sa suffisance. C’est là le danger d’une certaine forme de générosité qui peut nous faire croire que si nous sommes bons, nous sommes des bons. Notre entreprise la meilleure ou la plus généreuse peut ainsi cacher un souci de soi même bien plus que du prochain. Dans la pratique, elle peut même parfois consacrer l’injustice bien plus que la combattre. Cette générosité vient-elle à ne pas être reçue, reconnue ou récompensée et nous serons malheureux. La Béatitude tient à ceci: sortir de sa suffisance pour être pauvre et sortir de cette générosité là pour être riche de sa pauvreté.

Porter secours, oui, parce que le prochain, c’est sacré; être secouru, oui, pour ouvrir son cœur à un chemin de gratitude. Donner et découvrir à l’intime de soi une véritable pauvreté, recevoir et découvrir à l’intime de soi une inépuisable richesse. Se pencher vers le pauvre et devenir humble, être pris par la main et grandir en dignité. Se faire le prochain et comprendre alors que si la Charité n’emplit notre cœur nous ne sommes rien, être le prochain et comprendre alors ce qu’est aimer de Charité. Aimer pour un Amour qui vous porte et rien d’autre, être aimé pour un Amour qui vous appelle et rien d’autre.

En tout cela, un avènement de liberté, de gratuité, dans le renoncement un accomplissement, dans le dépouillement une plénitude, un tressaillement de joie qui a presque rendu triste tout autre bonheur quel qu’il soit. Nous sommes loin des annonces et promesses de bonheur dont on nous inonde chaque jour. Si nous voulons vivre heureux, n’en espérons surtout pas la réalisation, vivons allègrement les Béatitudes.

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