1. Combien de fois avons-nous entendu quelque chose comme cette remarque : « C’est une bonne situation çà, chrétien ? » Comme si l’évidence ne plaidait pas pour notre foi ni pour la perception du monde et de ses habitants qu’elle permet… Mais, par exemple, au terme de cette Red Week, la Semaine rouge sang, que l’Aide à l’Église en Détresse a proposée à notre prière pour les dizaines et dizaines de millions de chrétiens persécutés, nous pouvons nous interroger. Un chrétien sur sept est persécuté : presque 15 % ! Et combien d’actes contre notre foi… On comprend que s‘élève la question : « C’est une bonne situation çà, chrétien ? »
Mais il en est de même devant la question de tous ceux qui nous regardent, en lançant pensifs ou curieux : « C’est une bonne situation çà, chrétien ? » — comme un : « Est-ce intéressant ? » Et n’entendons-nous pas souvent : « À quoi sert un chrétien ? » Ou : « De nos jours, faire un tour du monde, gagner argent ou épreuve sportive, surmonter les éléments, aider son voisin, cela a plus de sens. Compassion à toi, qui ne l’a pas compris… Chrétien ? Bon, parlons plutôt de choses sérieuses ! »
Pour beaucoup, mieux vaudrait sans doute retrousser ses manches ; soigner, enseigner, aider — ou encore, se mobiliser pour la planète ! Mais depuis des siècles n’accomplissons-nous pas cela, guidés par l’Esprit du Christ ? Pour beaucoup pourtant, c’est comme si le chrétien avait déserté le monde, était comme à côté des vrais sujets ou s’il avait délaissé ceux pour qui Dieu le Fils, « le Verbe s’est fait chair », et a livré sa vie… Or, les questions radicales, nous en avons l’habitude ; ce sont les nôtres aussi. Et nos psaumes savent les ressaisir : « Où est-il ton Dieu ? », lance l’un ; « mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », soupire un autre. Mais la charité qu’est Dieu, son espérance, savent répondre avec nous, ou guider !
2. C’est pourquoi, en entendant cet évangile, sa question de Pilate à Jésus : « Es-tu Roi ? », nous avons pu dresser l’oreille. Jésus allait répondre, serein : « Tu l’as dit, je suis Roi… » Mais il enchaîna : « Moi, je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. »
Pourtant, nous pourrions nous dire : qui comprendra cette réponse ? Question grave, situation dramatique, mais réponse décalée. Comme Pilate, chacun pouvait guetter la réponse claire, et une suite bienvenue. D’ailleurs, avec la multiplication des pains, Jésus avait jadis reçu l’image du chef politique, désiré du peuple qu’il nourrirait, lui, Roi-Messie ; mais il avait su s’esquiver. À son tour, Simon le zélote, l’un des Douze, n’en attendait pas moins de son Maître ; même si Jésus s’en défendait toujours. Et voilà que l’autorité romaine elle-même semblait s’enquérir de ce statut royal aux heures de la Passion !
Mais venait donc la réponse de Jésus : or, en clair, est-ce un travail royal que de « témoigner de la vérité » ? Pourquoi ces mots chez le Christ ? Plus profonde qu’un service politique qui est cependant invité à y correspondre, cette royauté est celle du Serviteur écoutant le Père et venu répandre sa grâce.
Il nous faut entendre que cette Royauté est la Vie même de Dieu et nous appelle à lui répondre de tout notre être, en toute chose, en cultivant avec lui nos talents. Mais comprendre le sens biblique de cette Royauté, et pour « témoigner de la vérité », n’est-ce pas aujourd’hui un débat de trop dans un monde qui va mal ?
3. Eh bien non, au contraire ! Il s’agira pour chacun qu’écoutant le Père comme l’a incarné le Fils — particulièrement en sa Passion —, il soit à même de servir à la fois toute personne et l’univers, en assurer la maîtrise avec intelligence et respect, en accomplissant sa vocation chrétienne, de baptisé à la fois prêtre, prophète et… roi ! N’est-ce pas cela que rappelle Jésus, le Roi-Messie ? Ne vient-il pas manifester la grandeur de cette Création, de cet « univers visible et invisible » où le chrétien ne peut être un apprenti-sorcier ?
Ne vient-il pas révéler l’incomparable dignité de tout homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu dès l’origine ?
Ne vient-il pas lui offrir de participer à sa vie, à sa mission royale en ce monde ; oui, faire de sa vie une offrande active, rayonnant de la charité qu’est Dieu ? Et notamment en gouvernant. « Qu’y a-t-il d’aussi royal pour une âme que de gouverner son corps dans l’obéissance à Dieu ? », interrogeait saint Léon le Grand. Mais gouverner a encore une dimension sociale, politique en vue du bien commun.
« Le Christ exerce sa royauté en attirant à soi tous les hommes par sa mort et sa Résurrection (cf. Jn 12, 32). Le Christ, Roi et Seigneur de l’univers, s’est fait le serviteur de tous, n’étant “pas venu pour être servi, mais pour servir et pour donner sa vie en rançon pour la multitude” (Mt 20, 28). … Le Peuple de Dieu réalise sa “dignité royale” en vivant conformément à cette vocation » (Catéchisme de l’Église catholique, § 786).
Et notre expression résumera tout cela : « Témoigner de la vérité », justement ! C’est à l’évidence une œuvre royale que de témoigner de la vérité, en parole et en acte, dans une société où l’on est présent, incarné, porté par l’espérance ! Pierre Dac formulait avec humour et gravité : « Quand les bonnes actions sont en baisse à la bourse de la vie, c’est que les obligations qui nous en sont faites sont dénuées d’intérêt. » Avec le Christ-Roi, inversons cette courbe ! « La charité nous presse » ; la charité nous oblige !