Commémoraison de tous les fidèles défunts


En musique, les silences font partie de la mélodie ; en peinture, l’ombre met la lumière en relief. On pourrait croire que les uns et l’autre soient une simple absence de son ou de clarté, mais non : les pauses sont le repos de la musique, le moment contemplatif où elle pénètre en nous, et les ténèbres d’un tableau de Nicolas Tournier comme on en voit au musée des Augustins offre à l’œil un temps de latence pour goûter les formes.
Il en va un peu de même pour la célébration de ce jour, qui est à celle d’hier ce que sont les silences à la mélodie. Et la monition de ce jour à celle du frère Joseph-Thomas comme l’ombre au dessin. Il nous invitait à partir de Dieu, de ses propriétés, de ses attributs, pour donner tout son sens à la célébration de la Toussaint. On y contemple le dessein de Dieu parfaitement réalisé, la création « réfléchissant comme en un miroir la gloire du Seigneur » (2 Co 3, 18) ; un proverbe de Salomon affirme « c’est par Dieu qu’une épouse est harmonisée à son mari » (Pr 19, 14b LXX) ; ce rapport spéculaire qui caractérise le mariage, qui permet la croissance commune dans la fécondité du sacrement, vient de loin puisqu’elle puise déjà dans le regard ébloui jeté par Adam sur Ève que Dieu lui présente : « Celle-ci est l’os de mes os et la chair de ma chair » (Gn 2, 23) ; cela préfigure la parfaite effigie de sa substance (He 1, 3) que Dieu projette sur son Verbe incarné, et qui rejaillit sur l’Église qui est à la fois son corps et son épouse. Loin de bloquer notre ascension au ciel des créatures, la fête de Toussaint nous propulse vers celui qui cause cette gloire, Dieu seul, sur qui s’appuie notre espérance : « Voyez, c’est notre Dieu, en lui nous espérions pour qu’il nous sauve, c’est le Seigneur, nous espérions en lui, réjouissons-nous du salut qu’il a donné » (Is 25, 9 ; lecture du jour).
Avec cette commémoraison des fidèles défunts, on dirait que l’on surprend le sens de l’Église en flagrant délit d’exercice, car il n’est pas de célébration liturgique aussi directement liée à la précédente que celle-ci (sauf peut-être la fête du martyre Étienne au lendemain de Noël). Comme par une pression interne, la fête de Toussaint nous oblige à intercéder pour les membres de l’Église chez qui le rejaillissement de la gloire divine est encore terni par les séquelles du péché. Cette célébration n’a pas d’autre origine que le sentiment surnaturel de la communion des saints, que la cohérence perçue dans la foi du plan de ce Dieu qui veut « que tous les hommes soient sauvés » (1 Tm 2, 4), en écho intime à la prière du Christ : « J’ai veillé et aucun [de ceux que tu m’as donnés] ne s’est perdu » (Jn 17, 12). Il est d’autres fêtes plus éclatantes dans le calendrier liturgique, mais dans celle-ci, le réalisme de notre foi nous apparaît avec une transparence singulière. Les hommes entourent leurs défunts d’égards, non pour se protéger des spectres, mais pour manifester la communauté de chair entre les vivants et les morts, de sorte que la mort de la chair ne peut être qu’un état transitoire. Et les vivants du présent ont pour mission de suppléer à tout ce que leur état présent empêche provisoirement les morts d’accomplir : faire pénitence, intercéder, glorifier, afin que « Dieu soit tout en tous » (1 Co 15, 28). Puisque cette célébration est si parfaitement harmonisée à celle d’hier, elle nous conduit aussi à Dieu. Après avoir admiré sa providence dans les saints du paradis, nous la célébrons dans la foule immense de ceux qui se purifient des dernières traces de compromission avec le mal ; c’est la sainteté de Dieu qui œuvre dans l’admirable échange entre les vivants d’ici et les vivants au-delà, et la même finalité inscrite en nous par l’Esprit Saint travaille du dedans les pécheurs pardonnés que nous sommes, les âmes du purgatoire et les élus du ciel : tous partagent le même horizon et les mêmes moyens d’y parvenir : l’intercession, à temps et à contretemps ; la sympathie pour les pécheurs ; l’amitié avec les saints.
Mais il est encore une raison pour laquelle il convient que Dieu nous ramène à lui seul et à sa toute-puissance. La mort est un état violent, car la séparation de l’âme et du corps n’est pas un état naturel. Les rites des hommes pour leurs défunts sont autant de prières muettes attestant la dignité des morts, mais peu explicites. La vie dans l’au-delà est si obscure que Dieu est comme obligé d’user de toute son autorité pour la montrer suspendue à la manifestation ultime de sa gloire : « Aussi vrai que moi je vis, dit le Seigneur, devant moi tout genou fléchira et toute langue rendra gloire à Dieu » (Rm 14, 11 ; lecture du jour). La génuflexion universelle est dans la Bible une des affirmations les plus fortes du monothéisme : tout est soumis à Dieu, parce que tout existe en vertu de la décision expresse de Dieu. Mais ici, cela n’est pas l’influx créateur qui fonde l’action immédiate de Dieu, c’est le don de la vie : « Aussi vrai que moi je vis¹ » ; on est devant une sorte de vœu où « Dieu ne pouvant jurer par un plus grand, jura par lui-même² » (He 6, 13) ; c’est sa puissance vivifiante qui donne consistance et créance à la parole « devant moi, tout genou fléchira, et toute langue glorifiera [Dieu] ». Dieu a voulu que nous existions ; il a voulu aussi que cette existence prenne la forme merveilleuse de la vie, et par grâce il nous appelle à une vie surnaturelle calquée sur la sienne. Une mort temporaire empêche ce projet de s’accomplir. Puisque « l’obéissance identifie la volonté de l’homme à celle de Dieu [et nous fait] participant de la puissance même de Dieu pour vaincre le mal » (Lacordaire), employons fidèlement les moyens surnaturels qui nous sont donnés par l’Église pour que « dans la vie comme dans la mort, nous appartenions au Seigneur ».
[1] La citation provient d’Is 45, 23 ; mais au lieu de « je le jure », Paul a emprunté la formulation du vœu divin « aussi vrai que moi je vis » à Is 49, 18. Exemple abouti de gezera shewa.
[2] Cf. le commentaire de saint Thomas sur ce verset, In Hebr., Marietti, § 1109.

