Croire en la sainte Trinité, la flèche et le canal


Je ne connais pas beaucoup d’exercices plus épuisants que d’avoir à préparer une homélie sur la sainte Trinité. À part peut-être d’avoir à en écouter une. Mais, après tout, c’est là un juste partage des peines. Car vous comme moi avons l’impression de faire rentrer l’océan dans une bouteille d’eau. Comment le mystère même de Dieu, que le ciel et la terre ne peuvent contenir, qui était avant tous les siècles et demeure éternellement, peut-il tenir en quelques minutes coincées au milieu d’une Messe ? Ne vaudrait-il pas mieux que nous prenions chacun un petit temps de prière ?
Il y a toutefois une raison de s’y atteler, malgré tout. Et cette raison est que, de toute façon, ce n’est pas la taille de l’homélie qui est en cause, c’est notre taille à nous. Quoi qu’on fasse, ce qui est sans mesure dépassera toujours ce qui a une mesure, et la mesure de notre âme est bien trop étroite pour contenir le mystère de la sainte Trinité. Or, en faisant ce simple constat, nous pénétrons dans un territoire étrange. Car ce qui nous arrête n’a pas arrêté Dieu. Dieu sait mieux que nous que nous sommes des vases d’argile, trop petits, trop fragiles, et pourtant Dieu a voulu et veut nous faire connaître son mystère. Comme si nos limites ne le souciaient pas. Comme s’Il avait trouvé une solution à ce casse-tête. Écartons tout de suite la solution qu’Il n’a pas choisie. Dieu aurait pu réduire ce qu’Il révèle de lui-même à la taille de ce que notre raison peut comprendre, à la manière d’une bouchée adaptée à la taille de la bouche. Il se serait alors contenté de montrer qu’Il est Seigneur de l’univers, qu’Il est juste et rétribue chacun selon ses œuvres. Cela, tout le monde est capable de le comprendre, c’est à notre taille. Mais Il n’a pas voulu cela. Il a voulu se faire connaître dans ce qui est le plus profond et le plus intime, ce mystère des trois personnes divines, le Père, le Fils et le Saint-Esprit.
Comment s’y est-il pris pour que nous puissions recevoir ce qui nous dépasse infiniment ? Procédons par étapes.
Commençons en revenant à notre point de départ. Celui qui est sans mesure s’est manifesté tel qu’Il est à nous, qui ne pouvons connaître qu’avec mesure. Cela a trois conséquences. La première est que, avec sa raison seule, il est impossible à l’homme de découvrir, de prouver ou de démontrer que Dieu est unique en trois personnes. Si quelqu’un prétend le faire, il ridiculisera notre foi chrétienne auprès de tout homme sensé parce qu’il aura voulu faire rentrer l’océan dans une bouteille d’eau, ce qui est impossible. Il faut donc abandonner tous les petits raisonnements et toutes les explications de la Trinité que nous forgeons dans notre esprit (par exemple, que Dieu devrait être Trinité parce qu’Il est amour et que l’amour demande qu’on soit plusieurs). La deuxième conséquence est que notre connaissance de la sainte Trinité est limitée à quelques lueurs de vérité, suffisantes pour écarter les erreurs, mais insuffisantes pour comprendre ce mystère. Les saints du ciel voient Dieu face à face, nous, nous balbutions. La troisième conséquence est que même cette maigre connaissance est inaccessible à celui qui n’a pas la foi. La raison seule ne suffit pas. Il faut que Dieu soutienne notre intelligence avec une lumière spéciale, la lumière de la foi, pour que nous puissions accueillir ce qu’Il révèle de lui-même. C’est pourquoi, à celui qui n’a pas la foi, vous pourrez seulement montrer que la vérité à laquelle nous croyons n’est pas absurde mais vous ne pourrez lui faire connaître ce qu’il ne peut pas connaître.
Une fois que nous avons renoncé à démontrer la Trinité avec notre raison, que nous avons accepté de n’avoir que quelques lueurs de vérité, et que nous savons avoir besoin de la foi, nous pouvons passer à l’étape suivante. Elle consiste à recueillir tout ce que Dieu nous a révélé de son mystère. Car notre Seigneur, sachant bien que nous ne pourrions supporter une révélation d’un seul bloc, a fait œuvre de pédagogie. Il a lentement distillé la connaissance de lui-même sur plusieurs milliers d’années, Il a soigneusement choisi ceux à qui Il se révélait, Il a préparé les cœurs progressivement. Voyez le cas de Moïse, lui qui est monté au plus près de Dieu, lui qui a été environné de la nuée, lui qui reçut la Loi. Il n’y eut pas plus grand en Israël que Moïse. Eh bien, Moïse aurait pleuré de joie s’il avait entendu le Credo de Nicée-Constantinople, lui qui dut se contenter de quelques bribes : « Je suis Celui qui est », ou « Je suis le Seigneur, Dieu tendre et miséricordieux, lent à la colère, plein d’amour et de vérité ». Toute sa vie, Moïse s’est nourri de ces quelques bouchées de connaissance de Dieu. Il était encore trop tôt pour que Dieu fît connaître le mystère de la sainte Trinité. Il fallait surtout que cette connaissance nous vînt d’une personne divine elle-même, venue dans notre chair. Comme le dit saint Jean (Jn 1, 18) : « Dieu, personne ne l’a jamais vu ; le Fils unique, lui qui est Dieu, lui qui est dans le sein du Père, c’est lui qui l’a fait connaître. » C’est lorsque le Seigneur Jésus, lui que l’on connaissait comme une personne distincte, se mit à appeler Dieu « mon Père » devant ses disciples, que nous fûmes introduits dans cette connaissance qu’il y a en Dieu la personne du Père et la personne du Fils. Et lorsqu’il ajouta : « Qui m’a vu a vu le Père, ne crois-tu donc pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? » (Jn 14, 9-10), alors nous sûmes que le Père et le Fils sont un seul Dieu, le Dieu unique. De même, le Christ nous fit-il connaître la personne distincte du Saint-Esprit qui est un seul Dieu avec le Père et le Fils. L’Église a rassemblé toute cette connaissance de Dieu Trinité dans des formules de foi, afin que notre intelligence soit affermie et ait comme une rampe à laquelle se tenir lorsqu’elle croit et s’élève dans le mystère qui la dépasse. Ainsi, c’est Dieu qui donne la foi pour croire, et c’est Dieu qui donne les mots par lesquels nous le connaissons. Quand, portés par la foi, nous disons : « Père », ce mot est comme une flèche qui nous transporte auprès de Celui qu’il signifie.
Nous arrivons alors à une troisième et dernière étape. Ces mots et ces formules de la foi en la Trinité sainte ne sont pas seulement comme des flèches jusque dans le mystère de Dieu, ils deviennent aussi comme des canaux qui nous remplissent de ce mystère d’en haut. Dieu vient remplir notre âme encore et encore, tout au long de notre existence, au travers de tout ce que nous vivons, afin que notre connaissance de son mystère s’approfondisse, s’enracine, se déploie dans toutes les fibres de notre cœur. Car c’est une chose de confesser la vraie foi en la sainte Trinité, et c’en est une autre de devenir attaché à elle comme au trésor de notre vie, d’y puiser nos forces et nos désirs, d’y trouver une nourriture inépuisable, c’est-à-dire d’entrer dans une connaissance en quelque sorte expérimentale des personnes divines. Les trois textes de ce jour en offrent chacun une illustration.
Dans l’épisode de l’Exode, ce fut une chose pour Moïse d’entendre que Dieu est tendre et miséricordieux, lent à la colère, plein d’amour et de vérité. Il y avait là une certaine lueur de connaissance du Père. Mais ce fut une autre chose pour Moïse de l’entendre à ce moment-là. Car il venait de briser les tables de la Loi que Dieu lui avait données, lorsqu’il était descendu de la montagne et avait découvert le peuple en train d’adorer le veau d’or. Comment ? Ils venaient d’être sauvés, délivrés de l’Égypte, ils étaient plus proches du vrai Dieu que jamais et, à peine Moïse était-il monté dans la montagne, voici qu’ils s’étaient vautrés dans l’idolâtrie. Alors Moïse avait désespéré de ces hommes, il avait brisé les tables de la Loi de Dieu comme pour dire : À quoi bon ? Entendre, à ce moment-là, de la bouche de Dieu, que Dieu, lui, n’avait pas désespéré, entendre que Dieu, lui, était lent à la colère et miséricordieux, quelle leçon pour Moïse ! Tout à coup, la paternité du Père prenait une dimension concrète qu’il n’avait jamais soupçonnée. Tout à coup, Dieu avait rempli son âme de son mystère par le canal de la foi.
Une expérience semblable arriva à Nicodème. Une chose était de croire quelque vérité au sujet du Fils de Dieu, autre chose était de lui devenir attaché pour recevoir du Fils de Dieu le salut. Nicodème était venu furtivement, de nuit, rencontrer le Christ et lui dire ce qu’il croyait à son sujet. Il pensait dialoguer ou débattre avec le Fils de Dieu. C’est à ce moment-là que le Christ lui présenta l’alternative vitale : « Celui qui croit en lui échappe au Jugement ; celui qui ne croit pas est déjà jugé, du fait qu’il n’a pas cru au nom du Fils unique de Dieu. » Soudain, rencontrer le Fils unique prit une dimension insoupçonnée : il s’agissait, pour reprendre l’expression de Jésus, de « renaître d’en haut », c’est-à-dire d’entrer dans la relation filiale du Christ avec son Père en recevant lui-même une adoption de fils.
Lorsque saint Paul s’adressa aux Corinthiens, ce fut encore pour que leur foi, de flèche devienne canal. Les Corinthiens accueillirent certainement avec foi la salutation trinitaire de Paul : « Que la grâce du Seigneur Jésus Christ, l’amour de Dieu et la communion du Saint-Esprit soient avec vous tous. » Mais ils n’avaient pas mesuré ce que signifie ce « soient avec vous tous ». Aussi leur commande-t-il : « Soyez dans la joie, cherchez la perfection, encouragez-vous, vivez en paix. » Soudain, ce n’était plus une simple connaissance de la sainte Trinité dont il était question, mais que leur esprit soit inspiré par la sainteté de l’Esprit-Saint pour agir conformément au Don d’en haut. L’Esprit-Saint ne serait plus pour eux quelqu’un de distant mais l’inspirateur le plus intime de leur cœur.
C’est ainsi que Dieu, par la foi comme flèche jusque dans son mystère et par la foi comme canal pour nous remplir d’en haut, fait entrer l’océan dans une petite bouteille d’eau.

