Homélie du 24 mai 2001 - Ascension

De la cage au chemin d’Ascension

par

fr. Henry Donneaud

Pourquoi restez-vous à regarder vers le ciel? (Ac 1, 11). Étrange reproche que les anges adressent aux Apôtres, et à nous-mêmes, alors que Jésus vient de remonter vers son Père. Serait-ce chose coupable que de suivre Jésus du regard? Les anges, qui habitent dans le ciel, voudraient-ils nous en interdire l’accès et le désir?

En vérité, ce n’est pas l’Ascension, ni le ciel qui sont en cause, mais notre regard, ta nature de notre regard. Quel regard les apôtres et nous-mêmes portons-nous sur Jésus? Est-ce un regard contemplatif, un regard d’amour, par lequel notre désir se dilate à la mesure de Dieu? Ou est-ce un regard captateur, un regard possessif, par lequel nous cherchons à enfermer Jésus dans nos désirs terrestres? Pourquoi restez-vous à regarder vers le ciel? Est-ce pour suivre Jésus, ou est-ce pour le ramener à terre?

Forte, en effet, est notre propension à mettre la main sur Dieu, à tailler la religion à notre mesure; et lorsqu’il s’abaisse jusqu’à nous, à capter Jésus dans nos filets. Souvenons-nous de Pierre, Jacques et Jean, lors de la Transfiguration: Seigneur, il est heureux que nous soyons ici; faisons donc trois tentes, une pour toi, une pour Moïse et une pour Élie (Le 9, 33). Cela vaudrait certes mieux que d’avoir à monter vers Jérusalem pour y suivre Jésus jusqu’à la croix! Ou encore Marie-Madeleine, au matin de Pâques, qui voulait saisir Jésus ressuscité: Ne me retiens pas, lui répond-il, pour couper court à son désir trop possessif et réducteur (Jn 20, 17 ). Oui, Jésus s’élève. Et nous sommes tristes. Il se dérobe à notre vue, c’est-à-dire à nos désirs. Il ne correspond pas à ce que nous attendions.?

Quels sont donc ces microbes qui corrompent notre regard? La nostalgie, d’abord, la peur de l’inconnu, le rêve d’un passé idéal que Jésus devrait rétablir: Seigneur, est-ce en ce temps-ci que tu vas restaurer la royauté en Israël? (Ac 1, 6) Ou alors le goût du confort et des idées terrestres, comme les Apôtres qui espéraient un messie guerrier et de bonnes places à ses côtés, ou nous-mêmes qui rêvons carrière, succès, éloges et que Dieu nous y aide! Ou bien les appétits fusionnels: que les autres soient comme moi, pour moi, que Jésus devienne pour moi; s’il s’en va, c’est qu’il ne m’aime pas! Ou encore les rêves d’évasion, une religion de fuite, taillée pour me faire oublier le réel, oublier qui je suis, qui sont les autres, l’enfer qu’ils sont pour moi; drogue douce ou opium du peuple, tout est bon pour ne pas avoir à aimer le réel, à m’aimer, à aimer Dieu.

C’est justement pour ôter de nos yeux tous ces viras que Jésus, aujourd’hui, disparaît dans les nuées. Oui, l’Ascension est un arrachement car, sans cesse, nous avons besoin d’être arrachés à nous-mêmes, et sans cesse nous rechignons. Jésus a vécu jusqu’au bout et en plénitude cet arrachement du vieil homme à lui-même. Or, même ressuscité, nous voudrions encore qu’il se conforme à nous. Aussi, est-ce pour nous conformer à Lui, par son Esprit, qu’il se dérobe. Et c’est ainsi que nous apprenons à nous mettre en marche, à prendre le chemin de la montagne, de la rude montagne, d’une ascension longue, raide, au chemin étroit.?

Nous comprenons bien, alors, que le ciel n’est pas en cause. Ce n’est certes pas à nous chrétiens, de rabaisser nos regards, de rabaisser le regard de l’humanité vers la terre. Au contraire, c’est bien en haut qu’il nous faut regarder, comme nous y exhorte l’Apôtre: Du moment que vous êtes ressuscites avec le Christ, recherchez les choses d’en-haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu. Songez aux choses d’en-haut, non à celles de la terre (Col 3, 1-2), C’est bien là que notre message se fait aujourd’hui le plus incisif, face à un monde qui ne cesse de regarder plus bas, qui ne désire que tourner en rond sur lui-même, pour se regarder tel Narcisse en son miroir.

Bienheureuse Ascension qui nous révèle notre vraie vocation.

Bienheureuse Ascension qui nous ouvre le chemin du ciel.

Bienheureuse Ascension qui nous libère de toutes les étroitesses dans lesquelles ce vieux monde voudrait nous tenir enfermés.

Un monde qui déteste l’ascension vers Dieu, qui n’aspire qu’aux jouissances éphémères dans les glauques vallées du repli sur soi. Un monde qui, dès l’enfance, nous apprend à nous passer de Dieu, à n’en pas tenir compte. Un monde dont l’histoire se fait désormais sans Dieu, qui se persuade de n’avoir pas besoin de lui, qui l’évacué de tout, de ses institutions, de ses écoles, de ses lois, de sa morale, de sa science, de sa culture, qui ne veut plus reconnaître sa souveraineté sur les nations et les sociétés.?

Un monde dont l’idéal se concentre aujourd’hui, avec fascination, sur une étrange cage à lapins ou boîte à chaussures, dans laquelle quelques jeunes gens se laissent enfermer, pour y être mis à mort psychologiquement, l’un après l’autre, sous les regards captivés d’une foule presque envieuse d’une telle prison. Terrible descente dans les abîmes du néant! Qui nous délivrera d’un tel néant, àion le Seigneur Jésus en sa glorieuse Ascension.?

C’est donc avec urgence, au nom de toute l’humanité, et pour elle, qu’il nous faut aujourd’hui élever nos cœurs et notre prière vers le ciel. Efforçons-nous de suivre le Seigneur dans son Ascension, avec un vrai regard et sur son vrai chemin. Écoutons de nouveau l’Apôtre: Songez aux choses d’en-haut, non à celles de la terre. Car vous êtes morts, et votre vie est désormais cachée avec le Christ en-Dieu. (Col 3,2-3). Quelle est cette mort qui est nôtre? Quelle est cette vie que nous devons mener cachée avec le Christ en Dieu?

C’est notre ascension, celle de toute l’humanité, la véritable ascension. Non pas une ascension aérienne et verticale, légère et factice, comme le monde en rêve, à la manière d’une évasion. Mais un long, rude et patient cheminement sur les pentes de notre vieille humanité. Pour l’heure, c’est dans l’effort et la peine qu’il nous faut progresser dans le Christ, nous laissant peu à peu élever par sa grâce. Chemin de patiente ascension. Les montagnards le savent et comprendront ce que je veux dire: qu’il est dur, lorsqu’on aperçoit les cimes enneigées, du fond de la vallée, d’imaginer devoir s’élever à pas lents, gravir les pentes raides, franchir les pierriers douloureux, longer les arêtes vertigineuses. Telle est pourtant notre vocation, notre merveilleuse vocation, celle que nous a ouverte le Christ par son Ascension, et dont nous sommes les témoins pour toute l’humanité.?

Dans cette ascension, pas de compétition, pas d’exploits en solitaire, mais la douce communion de tout un peuple en marche, l’unique Église du Christ, où les plus faibles deviennent les premiers. Le sentier à suivre, c’est la sainte loi de Dieu; la carte sur laquelle nous orienter, sa Parole; la nourriture énergétique qui nous fortifie, les sacrements de la foi. Et, plus précieuse que tout, la longue corde de la charité qui nous tient unis les uns aux autres, dans la main du Seigneur.?

Et il ne s’agit d’ailleurs pas d’arriver par nous-mêmes au sommet: Ce Jésus qui a été enlevé, viendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller vers le ciel (Ac 1, 11). La cime de notre bonheur, inaccessible à nos forces, c’est la Bienheureuse Trinité. Au temps marqué, Jésus lui-même viendra nous chercher en chemin pour nous y introduire: Quand je serai allé vous préparer une place, je reviendrai vous prendre avec moi (Jn 14, 3). Que nous soyons à mi-pente, ou encore plus bas, peu importe; l’essentiel est d’avoir engagé l’ascension. Jésus nous prendra, où que nous en soyons du chemin. La grandeur de notre vocation n’est pas d’avoir à forcer la porte du ciel par nos exploits, mais de savoir où nous allons, comment y aller, et de laisser grandir en nous le désir de la vie avec Dieu.?

Au seuil du troisième millénaire, il n’y a rien de plus urgent pour nous, chrétiens, que d’être les témoins de ce désir du vrai Dieu, de ce désir de la vie éternelle en son amour, le seul désir qui ne nous enferme pas. Jésus en a ouvert le chemin et son Esprit en allume la flamme dans nos cœurs. Ne craignons pas de désirer beaucoup!

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