En ce jour, dix personnes malades – des lépreux – s’approchent de Jésus. Ces gens ont entendu parler de cet homme de Nazareth, un thaumaturge et guérisseur, qui pourrait transformer leur condition de vie d’exclu de la communauté des humains.
Leur démarche vers Jésus est très intéressée: ce n’est pas la personne de Jésus elle-même qui les attire, mais ce que Jésus peut faire pour eux. Leur approche n’est pas centrée sur Jésus en premier, mais sur eux-mêmes. Certains diraient peut-être que la motivation de ces malades n’est pas très noble. Qu’il faudrait d’abord évangéliser leur initiative avant de lui permettre d’aller plus loin. Qu’avant de les combler de l’accueil de son Amour qui guérit déjà, Jésus devrait leur faire creuser et vérifier l’espace de leur désir en eux.
Et pourtant, ce n’est pas ainsi que Jésus s’y prend. Tout au long de l’Évangile, Jésus ne cesse d’accueillir ceux qui viennent vers lui, sans les renvoyer ni à des normes rigidifiées par des interprétations pharisiennes de la Loi, ni à la pauvreté parfois misérable des motivations qui les animent pour Le rencontrer. Jésus accueille toujours chacun, qu’il soit un, dix, ou une foule, à la fois, avec vérité, et dans la mansuétude infinie de son cœur. Jésus ne réduit pas celui qui vient vers Lui à l’aujourd’hui de sa condition: Il l’aime aujourd’hui, dans la mémoire de ce qu’il a été et pour ce qu’il sera demain, en son Amour, qui, pour Lui, est toujours l’actualité présente de sa miséricorde. Par l’accueil du malade, du pécheur jusque dans la misère de ses motivations, Il va inviter celui-ci à approfondir les raisons de sa démarche. Nous pouvons penser ainsi au fils prodigue qui revient vers son Père, non pour des motifs élevés, mais simplement car il a faim, et que finalement on mange mieux chez son Père que dans le dénuement (Lc 15, 16-17). De la tourbe misérable des motifs de ce retour, par l’accueil et le pardon qu’Il va lui réserver, le Père va faire naître avec son fils perdu une relation de communion d’Amour bien plus profonde que celle même que le fils aîné, qui est pourtant toujours resté chez lui, n’a jamais établie avec Lui. Dans les rencontres de guérison, il y a certes un dialogue incontournable de vérité et de foi avec Jésus, mais toujours dans un accueil premier, aimant, qui crée les conditions intérieures d’une avancée dans le mystère de son Amour. Les seules fois où Jésus reprend avec sévérité son interlocuteur, c’est lorsqu’Il se trouve en face de ce qui tient du mensonge sur les événements, les personnes: un refus latent de la vérité.
Cette magnanimité de Dieu, totalement gratuite de son côté dans la relation, est une invitation, d’autant plus pressante qu’elle est gratuite à la reconnaissance. Car Jésus nous invite à passer d’une attention à ce que peut nous donner sa personne, à un centrement sur sa personne, car il est vrai que ce n’est pas moins que sa personne elle-même qu’Il livre pour nous sur la Croix.
Cela induit qu’il ne suffit pas d’être guéri: Jésus le dira plusieurs fois: » va et ne pèche plus » (Jn 8, 11). Il faut être sauvé: c’est-à-dire être guéri aussi de l’âme: car il peut nous arriver plus grave que la maladie du corps, si grave et écrasante puisse t-elle être à certaines heures. Si nous ne retournons pas véritablement vers Dieu la grâce de guérison qu’Il nous a faite, au grand air vivifiant de son Amour, cette grâce risque de moisir dans l’enfermement de notre cœur, transformé en grenier (Lc 12, 13-21).
Pour mieux comprendre cela, faisons mémoire. Quand Dieu dit, Il fait: » que la lumière soit « : la lumière est (Gn 13). Point n’est besoin à Dieu de le redire deux fois. Sa parole qui est celle de son Amour tout-puissant tire de Lui sa capacité créatrice. Point n’est besoin à l’aveugle-né – (Jn 9, 11) – d’aller se laver 7 fois à la fontaine de Siloé comme Naaman le Syrien a dû le faire dans le Jourdain (2 R 5, 14). Point n’est besoin à Jésus de faire 7 fois le tour des murailles de notre cœur pour pouvoir y entrer, comme Josué à Jéricho (Jos 6): sa parole est plus tranchante que le glaive et va jusqu’à l’articulation des os, jusqu’au cœur du cœur, au point de division de l’âme et de l’esprit (He 4, 12). C’est par son manque de foi en la parole créatrice de Dieu au rocher de Mériba que Moïse a perdu son visa d’entrer pour la Terre promise (Nb 20, 10; Dt 32, 49-52). La guérison des lépreux, avant même leur possible reconnaissance est fondée sur la parole de Jésus en ce jour à laquelle ils obéissent: » Allez vous montrer aux prêtres « .
Dieu est un: un en son Amour, dans la Vérité. Il n’a qu’une parole qu’il nous a donnée une fois pour toute et totalement, fidèlement, jusque sur la croix, en son Fils. Comme Dieu est un, nous sommes unique à ses yeux et dans son cœur.
Le Seigneur nous invite à venir frapper au rocher spirituel de son cœur non pas avec la méfiance du peuple au désert, c’est le sens de » deux fois « : mais avec une foi entière, c’est le sens de » une seule fois « . Il ne nous appelle pas à être des consommateurs méfiants de ses bienfaits, mais des affamés comblés et reconnaissants de son Amour infini: c’est-à-dire des communiants à son Amour, comme ce samaritain guéri qui revient vers Lui pour proclamer devant Dieu et devant les hommes les merveilles que le Seigneur a accomplies pour lui et pour ceux qui oublient de Lui rendre gloire, de Le remercier, qui ne Le reconnaissent pas: et pour tous ceux qui ne le connaissent pas, mais à qui Dieu donne aussi la vie, la croissance et l’être (Ac 17, 28).
Des dix lépreux qui sont guéris, un seul viendra exprimer sa reconnaissance, rendre grâce à Dieu, lui retourner cette grâce que Dieu lui a faite. Un seul est passé de la consommation à la communion, de la connaissance à la reconnaissance, de la guérison au salut, de l’événement de la conversion à l’évangélisation intérieure dans la persévérance, de la rencontre d’un jour au compagnonnage dans la fidélité, du besoin pour soi au désir de l’Autre. Mais ce n’est pas pour cela que Jésus ne les a pas accueillis: Il multiplie déjà par son accueil miséricordieux, les merveilles de son Amour sans tenir compte d’un » retour » éventuel, comme on dit aujourd’hui. Il confie cela à la liberté cordiale de chacun. Il fait rayonner sur tous – les reconnaissants ou non – l’abondance des dons de sa charité (Mt 5, 45).
Le sauvé est un pécheur pleinement guéri, c’est-à-dire un guéri reconnaissant – décentré de lui-même -: un guéri qui vit dans l’action de la grâce qui vient en lui féconder aussi les stigmates de la blessure de son péché, que le Christ porte, en sa miséricorde, jusque dans son corps de ressuscité. Il est ce samaritain guéri reconnaissant, c’est-à-dire communiant, au Seigneur, qui au nom de tous les hommes ses frères en Jésus-Christ, fait monter vers Dieu le cantique de l’action – de grâce – de la grâce qui accomplit les merveilles de l’Amour en chacun. N’ayons de cesse quotidiennement, de revenir au Seigneur dans la louange, à la suite de ce Samaritain: c’est dans cette foi reconnaissante que se réalise en plénitude l’œuvre du salut en nos cœurs: le relèvement véritable.