Homélie du 23 novembre 1997 - Solennité du Christ Roi

De la Royauté absolue

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 » Mon Royaume n’est pas de ce monde, si mon royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Mais mon royaume n’est pas d’ici. « 

        Combien de fois n’a-t-on pas entendu répéter cette phrase pour expliquer en quoi consisterait la royauté du Christ. Le Christ règne sur un Royaume, mais un royaume purement spirituel.

Et de fait, connaissez-vous peut-être cet épisode de la vie de saint Martin tel qu’il nous est rapporté par son biographe, Sulpice Sévère. Permettez-moi de vous le remettre en mémoire.

        Un jour, en effet, saint Martin se trouvait en prière dans sa cellule. Lui apparaît tout à coup une immense lumière au milieu de laquelle se tient un personnage magnifique, un personnage revêtu de tous les ornements de la majesté royale: un diadème d’or et de pierres précieuses est posé sur sa tête, il est chaussé de souliers d’or et présente un visage à la fois plein de sérénité et de joie. Saint Martin est tout surpris mais il garde le silence.  » Martin, reconnais celui que tu vois, s’entend-il dire. Je suis le Christ. Au moment de descendre sur la terre, j’ai tenu à me révéler auparavant à toi. «  Comme saint Martin ne répondait toujours rien, l’apparition poursuivit:  » Allons, Martin, pourquoi hésites-tu? Crois, puisque tu vois! Je suis le Christ. «  Alors saint Martin, éclairé par l’Esprit-Saint, fit cette réponse:  » Non, le Seigneur Jésus n’a point prédit qu’Il reviendrait vêtu de pourpre, ni avec un diadème éclatant. Pour ma part, je ne croirai à la venue du Christ que s’Il se présente avec les habits et sous l’aspect qu’Il avait lors de sa passion, et s’Il porte clairement les marques de la Croix. «  A ces mots, l’autre s’évanouit aussitôt comme une fumée, laissant la cellule emplie d’une odeur fétide, méphitique, puisqu’il s’agissait bien sûr du démon. Comment ne pas songer en entendant cette histoire, que Sulpice Sévère affirme tenir de saint Martin lui-même, à ce jugement, tant de fois repris, de saint Jérôme:  » le diable est le singe de Dieu « .

        Or, célébrer le Christ Roi, célébrer Celui qui est le commencement et la fin de toutes choses, c’est contempler Celui qui chasse justement toute illusion; célébrer le Christ Roi, c’est nous laisser saisir par la grâce de Celui qui constitue en nous son Royaume; célébrer le Christ Roi, c’est aussi travailler à étendre ce qu’il a acquis et voulu en montant sur la croix dans toutes les dimensions de la vie humaine personnelle et sociale.

Et nous voilà placés dans une situation bien inconfortable. Nous nous retrouvons un à la suite du Christ devant un monde qui partage le scepticisme de Pilate et préfère la loi du nombre à celle de la vérité. Nous sommes notre culture moderne un peu comme saint Martin devant la mystification du démon: elle refuse tout ascendant du Christ tout en se parant d’un vêtement et d’attributs qu’elle prétend récuser.

Car convenons-en, la royauté est un régime dont tous les caractères sont condamnés par notre ordre et notre pensée politique. Elle est un  » pouvoir personnel  » exercé sur des  » sujets  » entre lesquels elle postule une  » inégalité « . Elle a souvent prétendu être  » absolue « , déliée de tout contrôle.

        Or il est vrai d’affirmer, de confesser que la Royauté du Christ est absolue; et il est encore vrai de dire qu’elle s’exerce sur des sujets. Mais essayons de mieux pénétrer dans ce mystère pour mieux tenter de le comprendre.

Parler du sujet, n’est-ce pas, en effet, jouer avec le feu. Parler du sujet, n’est-ce pas déprécier la dignité humaine. N’est-elle pas alors réduite à n’être, paradoxalement que l’objet soumis à un  » bon plaisir « . Ou, à l’inverse, n’est pas enfermer quelqu’un dans son égocentrisme, sa manière de voir, dans sa  » vérité « , bref, dans sa subjectivité. Dans un cas comme dans l’autre, voilà la dignité de la personne humaine singulièrement réduite, abaissée. Et nos XIXe et XXe siècles, présidés par l’idée de Progrès, ont réussi l’exploit de cumuler ces deux conceptions et de les porter à leur paroxysme: que ce soit l’horreur nazie ou communiste traînant ses millions de morts sacrifiés aux mythes de  » la Classe  » ou de  » la Race  » ; ou bien que ce soit, de manière plus subtile, le subjectivisme matérialiste du libéralisme qui après avoir affirmé  » à chacun sa vérité  » a engendré les laissés-pour-compte du  » enrichissez-vous « . Nous voilà pris entre Charybde et Sylla, entre le  » sujet-esclave  » et le  » sujet-tour d’ivoire « . Il nous faut juger et discerner, il faut passer entre les deux positions sans se laisser abuser. Et notre seul et unique pilote, c’est le Christ et le Christ Roi.

        Lui seul, en effet, nous donne de surmonter cette division. En venant faire de chacun de nos cœurs le trône de sa gloire, il vient fouler au pied cette division qui depuis Adam traverse nos vies, vie personnelle et vie sociale, il vient réconcilier ce qui n’aurait jamais dû être divisé et dont toute la création porte la marque. Elle gisait sous l’empire du diviseur. Mais le Christ vient ficher sa Croix au cœur même de cette division. Et parce que chacun nous est l’objet d’un amour unique, il devient sujet unique d’une amitié qui le restaure parce qu’elle le réunifie.

Le Christ nous a revêtu de la pourpre de son sang pour nous rendre le goût de la vérité. Il veut nous faire sortir ainsi de notre tour d’ivoire en nous donnant la vraie mesure de toutes choses: sa mesure à Lui. Ce n’est pas l’homme qui est mesure de toutes choses, c’est le Dieu fait homme. Ce n’est pas l’homme qui est mesure de ce qui est de l’homme, c’est le Christ qui nous rend notre vraie mesure: celle d’être à la taille de l’Homme parfait qui siège sur la Croix.

Et de même, nous sommes restaurés dans notre dignité de sujet, parce que, objet d’un amour unique, nous sommes soumis, oui soumis, à Celui qui ne nous appelle plus serviteurs, mais amis. Et c’est là la seule soumission digne d’un sujet: être soumis à celui qui est l’amour, car c’est son amour qui nous rend notre intégrité et notre poids. C’est cet amour du Christ qui nous constitue, sans que nous ayons rien mérité, les sujets de cette amitié. C’est parce qu’il est notre Roi qu’il établit chacun de ceux qui ont été plongés, baptisés, dans le sang de son amour dans cette dignité royale d’ami. Chacun devient son  » favori « .

        Oui, la Royauté du Christ est absolue. Elle est même la seule Royauté qui puisse prétendre ici-bas à être absolue parce qu’elle est tout entière suspendue à l’amour unificateur qui est dans la Trinité Sainte. Elle est tout entière suspendue à l’amour Rédempteur manifesté et livré sur la Croix. Elle est tout entière suspendue à l’emprise de la grâce de la Justification qui fait de chacun de nous un autre Christ. La division est surmontée, dépassée, parce que sur la Croix, la caricature de sujet est dépouillée de ses faux semblants: d’  » esclaves «  nous sommes redevenus amis en l’amour de Celui qui s’est fait serviteur; de  » tours d’ivoire « , nous recouvrons notre dignité d’intendants de la création dans la lumière de gloire et de vérité qui revinrent sur le monde à l’heure où, dans sa mort, le Christ réconciliait la Terre et le Ciel. Oui, la royauté du Christ est absolue parce que seule elle n’est pas de ce monde.

Et c’est bien parce qu’elle n’est pas de ce monde qu’elle peut guérir et sauver le monde, c’est bien parce qu’elle est spirituelle qu’elle peut restaurer le cœur de l’homme et se répandre non seulement au plus intime du cœur humain, mais encore peut et doit se répandre au cœur de toutes sociétés humaines pour leur permettre d’être elles-mêmes graciées par la force de l’amour du Christ. Ainsi l’intégralité de la vie humaine, restaurée dans son intégrité, pourra faire entrer aussi les sociétés humaines dans l’œuvre de Rédemption de la Croix. Les sociétés, la vie sociale, pourront être ressaisies dans la puissance de l’Évangile et de la Résurrection.

        Alors, à son retour, lorsque la plénitude de son Règne sera établie, lorsque toutes choses seront manifestées dans la lumière de sa gloire royale, lorsque le Christ se présentera revêtu des vêtements de la Passion, alors son jugement pourra manifester que nous sommes sa couronne de gloire parce que nous aurons laissé s’imprimer dans nos vies personnelles et leur épanouissement social les marques de sa Passion. Alors, nous serons reconnus comme ces  » gens  » qui auront puisé au pied de la Croix dans la grâce de leur baptême la force de combattre pour la Royauté du Christ. Nous sommes aujourd’hui au pied de la Croix. Et si les ténèbres et l’obscurité du péché ou de l’idéologie nous tiennent en sa tyrannie, sachons retrouver dans la lumière de l’heure de la mort du Christ force et courage de servir et d’être les loyaux sujets sachant accomplir le bon plaisir de leur Roi. Alors, même nos sociétés, malgré leurs faiblesses et leurs imperfections, pourront être comme un reflet de sa Gloire et de sa Grâce. Amen.

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