Homélie du 6 septembre 2020 - 23e dimanche du T.O.

Délier le prochain et se lier à Dieu

par

fr. Nicolas-Jean Porret

J’aime l’église paroissiale de mon enfance placée sous le patronage de « Saint-Pierre-aux-liens ». Pierre est un saint très attachant (très présent dans l’Évangile des dimanches de cette fin d’été) ; mais pourquoi saint Pierre « aux liens » ? Une première et classique explication est donnée par un tableau au centre du retable baroque de ma chère église de Savoie : il s’agit d’une apologie de l’Église, montrant Pierre un rien éberlué de tenir en mains les clés pour délier en vue du Royaume, les yeux levés vers Jésus et Marie siégeant dans la gloire de ce même Royaume. Autrement dit, Pierre, c’est l’Église qui délie ici-bas en vue du Ciel. Un bas-relief du maître-autel ajoute une seconde explication, en évoquant la scène du chapitre 12 des Actes des Apôtres : Pierre — toujours éberlué —, tiré de son sommeil par l’ange du Seigneur, est lui-même délié des chaînes d’Hérode, rendu à sa mission au cœur de l’Église naissante de Jérusalem.
Cela ne dit pas tout de saint Pierre aux liens. Il faudrait revenir sur les récits des filets du lac de Galilée, des pêches miraculeuses, des pas hésitants de Pierre sur l’eau, de la confession de foi à Jésus « Christ, fils du Dieu vivant » (confession si fragile), au bafouillement dans la nuée lumineuse de la Transfiguration, à la montée avec Jésus à Jérusalem, au lavement des pieds, au… reniement, au tombeau vide du matin de Pâques ; et enfin à nouveau à la mer de Tibériade où tout se résout, se délie : « Seigneur, tu sais tout, tu sais bien que je t’aime ! » (Jn 21, 17).
Quelle course essoufflée que la course de Pierre, tantôt délié par la foi, tantôt lié par la peur, résolument appelé à délier ses frères et finalement voué à suivre son maître pour, avec lui, être lié jusqu’à Rome, jusqu’à une mort qui glorifie Dieu ! Tel est Pierre, telle est l’Église qui lui est confiée par Jésus-Christ « Fils du Dieu vivant » : « Les Portes de l’Hadès ne sauraient prévaloir contre elle ! » (Mt 16, 18).

Dimanche prochain l’Évangile nous montrera encore Pierre interrogeant Jésus sur le pardon : « Irais-je jusqu’à pardonner sept fois ? » Aujourd’hui, dans le passage immédiatement précédent, nous en avons les prémices : un petit mot revient de façon presque lancinante 9 fois (en seulement 6 versets) et nous montre tout l’enjeu du pardon avec lequel Pierre se débat. Ce discret mot grec, en partie éclipsé dans nos traductions, « ean » pourrait être traduit « si » ou « que si », en français. Notre Évangile du jour aborde 9 « que si », 9 situations, 9 cas où avec Pierre nous pouvons faire prévaloir le Royaume sur l’Hadès, et accueillir le super-pouvoir de délier plutôt que de lier :
1. « Que si ton frère a péché… » et bien tu as le pouvoir de le prendre à part, de délier les langues, les nœuds des non-dits et de l’enfermement du péché.
2. « Que s’il t’écoute » : c’est le miracle de la communion regagnée, de la réconciliation qui met la joie du Ciel au cœur ; mais c’est encore le pouvoir d’avancer et de construire la communion !
3. « Que s’il ne t’écoute pas »… il est encore possible de prendre un ou deux témoins ; voici le beau pouvoir de la justice, de l’honnête dialogue social, de l’amitié politique.
4. « Que s’il ne les écoute pas »…, l’Église, l’assemblée est là, comme une mère qui même grandit en s’exerçant à la miséricorde, car l’Église est réellement l’assemblée des pécheurs pardonnés.
5. « Que s’il ne l’écoute pas »…, on sera allé jusqu’au bout. Le Seigneur fera le reste, et sa Miséricorde est infinie.

Notez bien dans tout ça que le frère qui a péché, c’est souvent moi-même. Puissé-je d’abord enlever la poutre de mon œil avant de m’acharner sur la paille de mon frère (Mt 7, 2-5) ; puissé-je ne pas oublier d’examiner ma conscience chaque soir, ou à chaque fois que je dépose mon offrande à l’autel du Seigneur (cf. Mt 5, 23-24).

Après 5 premiers « ean (que si…) », viennent les deux principaux, annoncés par un solennel « Amen, je vous le dis » de Jésus :
6. « Que si vous liez quoi que ce soit sur la terre, ce sera lié dans le Ciel — 7. « Que si vous déliez quoi que ce soit sur la terre, ce sera délié dans le Ciel .»
La pharamineuse capacité humaine de délier est humblement suspendue à ces petits « que si » ; un pouvoir fabuleux qui semble danser au-dessus d’un volcan en éruption.

Et Jésus va encore plus loin : le Salut qu’il confie à son Église ne consiste pas seulement à rétablir un ordre originel. Deux ultimes « que si » sont annoncés par un mot grec magique : palin que l’on peut platement traduire par « encore » mais qui cache tout le ressort de la nouveauté du Royaume initié par la présence du fils unique de Dieu entré dans notre histoire.
8. « Que si deux d’entre vous unissent leurs voix sur la terre au sujet d’une affaire… » — 9. « Que s’ils demandent quoi que ce soit, cela leur adviendra de la part de mon Père qui est aux cieux ».
C’est le thème central de la prière : l’ultime super pouvoir confié au guetteur chrétien, même s’il n’est ni Pierre ni Paul ni le pape, mais parce qu’il est disciple de Jésus-Christ. L’Église domestique (familiale, fraternelle, conventuelle) comme l’Église universelle a le pouvoir merveilleux d’invoquer le Nom de Jésus qui est là au milieu des disciples comme au soir de la Résurrection. Que Jésus soit là, ce n’est pas un 10e « que si », ce n’est pas hypothétique, mais c’est une certitude fondée sur sa parole : « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux. » Voici le roc sur lequel Pierre et chacun peut s’appuyer, l’assurance de l’Église, la force communiquée et communicante de l’Évangile du Royaume !