Demande !


Elle est fatiguée, lui aussi. Elle a besoin d’eau, lui a soif. Elle vient à midi, lui est déjà là. Elle est Samaritaine, il est le Messie des juifs.
Nous sommes au puits de Jacob. Jésus est assis sur la margelle, au-dessus du trou s’enfonçant profondément dans la terre, avec l’eau au fond. C’est ce que voit la Samaritaine lorsqu’elle arrive, et cette vision résume ce qui va lui arriver. Cet homme, le puits ouvert dans le sol et l’eau forment un tout, un seul mystère vertical qui est celui de Jésus-Christ. Attardons-nous sur chaque partie.
Il y a d’abord le visible : l’homme. Par son humanité, il est fils de Jacob, et selon l’annonce de l’ange à Marie, il doit régner sur toute la maison de son aïeul. Le Christ est donc semblable à la Samaritaine, tous deux descendent d’Adam et de Jacob. Il partage avec la Samaritaine la fatigue du plein midi et la soif du corps à étancher. Mais il y a cette différence entre eux qu’elle vient au puits parce qu’il le faut, tandis que lui vient au puits parce qu’il le veut. C’est pour elle qu’il est venu, c’est pour elle qu’il a voulu que son corps soit fatigué, c’est pour elle qu’il a voulu éprouver la soif.
En dessous de l’homme assis sur la margelle, s’ouvre l’invisible. Caché dans cette humanité qui a soif, il y a le Verbe éternel. Le Verbe de Dieu n’a jamais soif car il ne manque de rien pour vivre, puisqu’il est lui-même la vie. « Tout a été fait par lui et sans lui rien ne fut », dit saint Jean, qui ajoute : « Ce qui a été fait en lui était vie ». Ainsi, selon sa nature divine, le Christ est comme un puits profond dont Dieu a tiré l’univers entier. Toutes choses ont jailli de la propre vie du Verbe de Dieu. C’est pourquoi le psalmiste dit : « En toi est la source de la vie » (Ps 25, 10).
Enfin, au fond du mystère du Christ, il y a une eau qui attend d’être donnée. Cette eau, c’est l’Esprit Saint que le Christ porte en lui pour l’envoyer sur ceux qui croient en lui. Le Christ, plein de grâce et de vérité, est rempli de l’Esprit Saint comme un puits rempli d’eau s’apprêtant à la déverser. « Je répandrai sur vous une eau pure et vous serez purifiés », dit Ézéchiel (36, 25), je répandrai l’Esprit « sur le sol altéré » et « le désert se changera en verger », ajoute Isaïe (32, 15 ; 44, 3). L’Esprit Saint purifie, l’Esprit Saint stoppe l’aridité, l’Esprit Saint fait revivre, l’Esprit Saint féconde.
Ainsi, en arrivant ce midi pour puiser au puits de Jacob, la Samaritaine est-elle face au mystère vertical du Christ. L’homme assis sur la margelle, le puits ouvert dans la terre et l’eau tout au fond. L’humanité semblable à la sienne, elle la voit ; le Verbe de vie, elle ne le voit pas ; et l’Esprit de vie qu’il tient caché en son sein, elle ne le devine pas. Mais tout ce qui échappe à la Samaritaine, le Christ veut le lui apporter. Nous le comprenons lorsqu’il ouvre la bouche et s’adresse à elle : « Donne-moi à boire. » Par cette demande il dit sa volonté, et cette volonté révèle trois choses : son désir, sa faiblesse, et son attente.
Le « donne-moi à boire » révèle d’abord un désir. Le Christ est travaillé par un désir profond, qu’il exprimera à nouveau dans les derniers instants de sa vie terrestre, sur la Croix : « J’ai soif. » La venue du Christ parmi nous est unifiée par un unique grand désir, qui le saisit depuis l’Incarnation jusqu’à son dernier souffle. Dans sa volonté divine et dans sa volonté humaine, le Christ a soif du salut des hommes, il est venu pour donner sa vie divine à ceux qui croient en lui. Dans le « j’ai soif » de la Croix, comme dans le « donne-moi à boire » de Sichem, il faut d’abord entendre le désir de la fontaine de la vie de répandre sa vie.
Dans le « donne-moi à boire », il faut ensuite entendre le besoin de boire. Le Christ révèle qu’il éprouve une faiblesse commune et qu’il veut éprouver cette faiblesse qui nous est commune. Car s’il a pris sur lui notre faiblesse humaine, c’est pour la remplir de sa force divine (Mt 8, 17 ; 2 Co 12, 9). Plus encore, il a voulu porter le poids de notre péché et de notre mort pour les briser par sa vie. C’est en donnant sa vie humaine pour ceux qu’il aime qu’il leur donnera sa vie divine. En somme, le Christ vient apporter son eau vive dans notre sécheresse. Il veut se charger de notre soif à nous pour nous apporter l’eau vive cachée en son sein. C’est pourquoi il a voulu être accablé sous le soleil, connaître la fatigue, et avoir soif dans son corps.
Dans le « donne-moi à boire », il faut enfin entendre l’appel à la Samaritaine. Il formule une demande pour qu’elle lui offre à boire. Il l’invite à faire quelque chose. Mais que veut-il l’amener à faire ? Pas seulement qu’elle puise de l’eau au puits de Jacob, mais qu’elle entre en discussion avec lui. Non pas seulement qu’elle discute, mais qu’elle exprime sa soif à elle. Non pas seulement qu’elle exprime sa soif mais que naisse en elle le désir de l’étancher. Non pas seulement qu’elle désire étancher sa soif, mais qu’elle vienne l’étancher avec l’eau vive de l’Esprit Saint. Non pas seulement qu’elle reçoive l’eau vive mais qu’elle lui demande cette eau qui se trouve cachée en son sein à lui. Le Christ a voulu avoir soif pour amener cette femme à demander l’eau vive qui étanche toute soif.
Ainsi, toute la discussion du Christ avec la Samaritaine vise-t-elle à l’amener à reconnaître sa fatigue à elle, sa soif à elle, son désir à elle, son désir le plus profond, afin qu’elle lui demande l’eau vive de l’Esprit Saint. Pour elle, le Christ s’est fait puits d’eau vive qui attend une demande humaine pour donner son eau. Demandez-la et vous la recevrez (Mt 7, 7), cette eau céleste gratuitement offerte. Mais encore faut-il la demander.
Chers frères et sœurs, si nous nous retrouvons aujourd’hui autour du puits de Jacob, c’est que tout ce qui s’y passe est nôtre. La fatigue, la soif, le désir, tout cela nous le partageons. Nous le partageons à la manière de la Samaritaine, et nous le partageons aussi à la manière du Christ.
Nous ressemblons d’abord à la Samaritaine par tout ce qui en nous est fatigue de la vie, aridité qui donne soif, désir de ce qui nous manque. Chacun a ses fatigues, ses aridités, ses désirs, chacun peine à vivre à cause du péché. Comme la Samaritaine, nous pouvons alors nous adresser au Christ : « Seigneur, donne-moi de cette eau-là, afin que je n’aie plus jamais soif. » Et le signe que le Christ nous donnera l’eau de son sein est que, comme la Samaritaine, notre péché nous sera révélé pour que nous nous en détournions, et nous nous tournerons alors vers Dieu notre Père pour l’adorer en esprit et en vérité.
Mais nous qui avons été baptisés, nous connaissons aussi une autre fatigue, une autre soif, un autre désir. La fatigue de voir le monde refuser Dieu, la fatigue de semer dans le monde par notre vie chrétienne sans voir germer la moisson, la soif du salut de nos proches qui vivent loin de la foi, le désir que l’Évangile soit annoncé et transforme les cœurs. Et c’est aussi pour cela que le Christ a voulu montrer sa faiblesse, pour que nous ne nous découragions pas, et que nous demandions à la fontaine de notre vie de ne pas s’éloigner de nous.
Ainsi notre vie tient-elle par ces deux demandes qu’il nous faut répéter chaque jour. « Donne-moi de cette eau vive » et « ne t’éloigne pas de moi, fontaine de ma vie ».

