Le chemin de notre itinérance spirituelle est fait de terre et de pierres: c’est un chemin de pèlerinage. Il y a les pierres qui gênent la marche, et celles qui la facilitent. Parmi celles qui font obstacle, il y a des grosses et des petites. Les premières sont celles sur lesquelles nos pieds butent, se blessent, et qui font tomber. Les secondes, de la taille du gravier, se glissent dans nos chaussures, et par usure blessent aussi les pieds, contraignant à s’arrêter. On sait bien qu’un petit grain de sable peut mettre à mal les plus grand rouages.
Ces pierres ont un nom précis. Les grosses s’appellent «scandales» (selon la racine grecque), les petits cailloux ou graviers s’appellent «scrupules» (selon la racine latine).
Aussi, après avoir secoué l’intérieur de nos chaussures avant d’incriminer le mauvais état du chemin, Jésus nous dit, dans son Évangile de ce jour, qu’il y a aussi ces grosses pierres qui entravent notre avancée.
Jésus nous parle de ces gros cailloux que souvent nous mettons nous-mêmes sur le chemin de nos frères ou parfois même sur notre propre chemin, par nos paroles, attitudes, comportements, et qui les font tomber (Mc 9,42). Comme dit l’apôtre: «il ne faut rien mettre devant notre frère qui le fasse achopper ou buter» (Rm 14,13): le faire s’arrêter pour réfléchir, oui, le faire s’arrêter en le faisant tomber, non. Mais Jésus lui-même a trouvé sur sa route dans le désert, de telles pierres (Mt 4,1-11).
Le «scandale» est ce qui arrête mon frère sur le chemin du salut, l’y faisant tomber ou voulant l’en détourner. Celui qui tombe à cause d’un «scandale» est toujours considéré par le Seigneur comme un petit (Lc 17,1; Mc 9,42). Et le premier scandalisé, c’est aussi moi-même à partir de moi-même, de mon œil, de mes mains, de mes pieds, nous dit Jésus (Mc 9,43,45,47).
Il y a de nombreux types de scandales. Celui qui est dénoncé de manière plus large par la parole du Seigneur en ce jour, a un nom: «le refus du partage». Ce refus où mon œil convoite le bien d’autrui, où mes mains se ferment à la justice et la paix, où mes pieds s ‘égarent dans la voie sans issue de l’égoïsme ou l’impasse de la suffisance.
Moïse ne s’offusquait pas que Dieu partage le don de son Esprit sur les soixante dix anciens: au contraire, il s’en réjouissait, à l’instar d’Aaron qui en est jaloux (Nb 11,26-28), comme l’ouvrier de la première heure le sera de la prodigalité de son employeur pour celui de la onzième heure (Mt 20,11-15). Moïse espérait même que le Seigneur étendrait les dons de son Esprit à tous (Nb 11,29), pour faire de son peuple, un peuple de prophètes: c’est ce que le Christ a accompli pour nous en son Église, nous incorporant par la grâce du baptême dans l’Esprit, à son peuple de prêtres, de prophètes et de rois. Mais nous-mêmes, comme les apôtres, comme Aaron, nous ne sommes pas acquis encore au partage des dons de l’Esprit du Seigneur (Mc 9,38-40). C’est alors que le Seigneur nous appelle à reconnaître que le geste de charité le plus simple qu’il soit, est signe que l’Esprit est donné en germe mystérieusement à beaucoup d’hommes (Mc 9,39-41), même si son inhabitation en plénitude ne peut s’accomplir que par les sacrements de l’Église.
D’un point de vue matériel, le refus de partager ce que nous avons en abondance, conduit le frère dans le dénuement, ou à mourir de faim, ou alors, dans la misère, à s’en sortir par des moyens violents, instituant la débrouille jusqu’à la corruption organisée en mode de rapports humains inhumains: qui blesse le corps blesse l’âme. Le partage auquel nous sommes appelés est d’abord œuvre de justice avant d’être œuvre de charité. Faire aumône, partager, c’est faire d’abord justice: lorsque Jésus parle de ce geste à ses apôtres, le mot employé est celui de «justice»: dikaiosunê (Mt 6,1-4). C’est déjà donner à mon frère ce à quoi il a droit en équité. Saint Thomas d’Aquin va très loin dans cette perspective (IIa IIae, q. 66, a.7). La charité, elle, conduira à aller plus loin dans la justice, à l’accomplir jusqu’à se priver pour l’autre de ce qui nous est vraiment nécessaire, parfois même vital. Dans son Épître que nous venons d’entendre (Jc 5,2-3), Jacques nous met fortement en garde contre les richesses qui s’entassent, que nous gardons pour nous.
De même, cela est vrai du point de vue spirituel. Les deux réalités ne sont pas étrangères l’une à l’autre, même s’il faut aussi les distinguer, elles passent l’une par l’autre, unies qu’elles sont dans l’Incarnation. Aussi ne devons-nous pas séparer ce que Dieu a uni, réconcilié en son Fils. Si je ne partage pas avec mes frères, par le témoignage véridique, les grâces reçues du Seigneur en les faisant fructifier pour le service du Royaume, j’en prive mes frères, les laissant alors s’égarer sur des chemins de ténèbres. Le chrétien est un dissident du monde, mais dans le monde: il a pour mission d’y porter la lumière de l’Amour de Dieu, si fragile et vulnérable soit-elle au milieu des tempêtes qui traversent parfois son cœur (Mt 5,1-16). Cette mission, ce partage est un devoir. Un résistant dans un pays de dictature fut un jour interrogé sur la raison pour laquelle il ne partait pas face à une situation si difficile. Il répondit: «le dernier dissident qui quittera le pays éteindra la lumière». Lorsque nous mettons de côté notre tâche de témoignage, de partage, de baptisé, nous éteignons la lumière, dans la vie de nos frères et dans la nôtre. Oui, «malheur à moi si je n’évangélise pas» (1 Co 9,16) depuis le cloître d’un carmel ou sur les routes des hommes: si je garde enfermé dans le grenier de mon cœur sécurisé, égoïste, confortable, les trésors de grâce du Seigneur (Mt 6,19-21); si je ne partage pas par toute ma vie, en paroles et en gestes, les dons reçus de Dieu (Lc 12,16-21): voilà le «scandale» sur lequel trébuche parfois même sans le savoir, dans la nuit, sans voir, celui qui, par notre engourdissement, paresse, incohérence, ne peut reconnaître le Seigneur, Sauveur de tous les hommes. Les hommes, nos frères, attendent sur le chemin, cette lumière de la Vie, afin d’éviter de trébucher sur un «scandale».
Mais sur ce chemin, toutes les pierres ne sont pas des entraves: il en est heureusement qui nous aident à avancer.
Il y a sur le bord du chemin, ces gros cailloux, qui sont des repères, qui balisent la route: c’est le Rocher de la Parole de Dieu, sur lequel on peut se reposer, s’appuyer pour traverser, enjamber un torrent, qui nous indiquent le chemin à prendre. Parfois même, cette pierre peut nous apparaître comme un «scandale», depuis notre logique du péché: alors qu’elle est là pour nous barrer le mauvais chemin et nous inviter à prendre le chemin de la Vie (1 Co 9,23): la croix, scandale pour le monde et infinie sagesse de Dieu. Jésus nous le dit lui-même (Jn 16,1).
Il y a aussi ces pierres trop petites pour nous faire trébucher, et trop grosses pour se mettre dans nos chaussures: ce sont celles que nous ont laissées ceux qui nous ont précédés sur ce chemin, pour nous en indiquer le parcours le plus sûr et le plus court. En littérature, ces cailloux s’appellent «du petit Poucet»! En spiritualité, ils dessinent et rappellent avec fidélité, discrétion, à tous les pèlerins «errants» (Dt 26,5), les justes courbes et lignes droites de ce chemin, évitant ou contournant les mauvais passages. Cela s’appelle la Tradition, à travers le témoignage de foi, d’espérance et de charité, de tous ceux qui nous en ont montré le tracé en y marchant eux-mêmes, devant nous, à la suite de Celui qui est le Chemin.
Les géologues dans l’Église, que l’on appelle théologiens, cherchant à sonder le mystère de Dieu, ont toujours constaté, que ces «petits cailloux» de la Tradition qui jalonnent le chemin et les gros rochers de la Parole de Dieu sont du même filon qui est très profond: c’est celui de la fidélité de Dieu en son amour. Alors sur le chemin, laissons le médecin déchausser les pieds de notre âme pour qu’il fasse la vérité sur ce qui les blesse dans leur marche: il est le bon samaritain qui se chargera d’en panser les plaies avec le baume du pardon.