Notre époque se pique de dialogue. Une bonne chose, certes, même si cela se traduit dans les mots plus que dans les actes. Rarement, en effet, le dialogue s’est montré aussi fragile sur la scène internationale. Et le dialogue interreligieux peine à trouver ses marques, autant qu’à produire des résultats, au point d’engendrer, chez les croyants, un certain scepticisme. Jésus lui-même a rarement réussi dans le dialogue, du moins avec ses adversaires, en particulier les pharisiens, les scribes ou les sadducéens, prompts à le condamner avant même de l’avoir entendu.
Le passage d’Évangile que nous venons d’entendre nous offre pourtant un rare exemple de dialogue réussi, ou plutôt un dialogue en passe de réussir. Jésus et le scribe dialoguent vraiment, et avec profit. C’est un cas absolument unique de dialogue fécond entre Jésus et un représentant des notables d’Israël, ceux-là mêmes qui décideront sa mise à mort. Il nous importe hautement, pour apprendre l’art du dialogue, l’art évangélique du dialogue, de nous arrêter sur cette péricope, et d’y saisir sur le vif à la fois Jésus maître souverain en cet art, et le scribe, interlocuteur exemplaire en chemin vers la Vérité.
Commençons par le scribe. À l’inverse de tous les autres scribes et pharisiens que nous présente l’Évangile, il est intérieurement attiré par les paroles de Jésus. Ce dernier vient de réfuter les sadducéens au sujet de la résurrection. Alors que les autres pharisiens, pourtant adversaires des sadducéens eux aussi, ne tiennent aucun compte de la vérité défendue par Jésus et ne changent rien de leur hostilité envers lui, ce scribe, et lui seul, en approuvant sa réponse, se sent poussé à dialoguer avec lui, en l’interrogeant, non pour le piéger et le confondre, mais pour avancer dans la recherche de la vérité. Voilà la marque de cette bonne volonté intérieure, d’un cœur honnêtement attiré par le bien et le vrai, qui ne se laisse pas enfermer dans les préjugés, mais, sous l’influence de la grâce, s’ouvre à une interrogation : « Quel est le premier de tous les commandements ? » (Mc 12, 28). Face à Jésus, qu’il reconnaît comme maître, il ne croit pas déjà tout savoir.
Jésus, en maître exemplaire du dialogue, ne lui répond pas en assénant des vérités brutales que le scribe ne saurait comprendre et encore moins accepter. Il le rejoint là où il en est de son chemin spirituel. Pour le scribe, la religion, ce sont les commandements. Alors Jésus répond commandement. Et il ne s’appuie pour cela que sur des paroles tirées de l’Ancien Testament, du livre du Deutéronome, d’abord : « Écoute Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur, et tu aimeras le Seigneur de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit, de toute ta force » (Mc 12, 29-30 / Dt 6, 4-5) ; puis du Lévitique : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lv 19, 18). Jésus reste sur le terrain de son interlocuteur, sans le brusquer. Il reprend les paroles de Moïse.
Pourtant, ces matériaux déjà connus et aimés du scribe, Jésus les agence de façon toute nouvelle. Certes, plusieurs docteurs juifs, peu avant Jésus, avaient déjà rapproché amour de Dieu et amour du prochain. Mais nul n’avait jamais réuni ces deux passages bibliques pour y voir les deux principaux commandements, et dans cet ordre, le premier et le second ; nul ne les avait jamais déclarés « plus grands » que tous les autres (Mc 12, 31). Jamais la Parole de Dieu n’avait révélé cet unique double commandement qui est au cœur de la nouveauté chrétienne : nul ne peut aimer Dieu, de tout son cœur, de toute son âme, sans aimer son prochain ; et nul ne peut aimer son prochain sans aimer Dieu. Ce lien radicalement nouveau entre amour de Dieu et amour du prochain est si fort que Paul n’hésitera pas à les fondre en un seul : « Un seul précepte contient toute la loi en sa plénitude : Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Ga 5, 14). Et de même l’apôtre Jean : « Celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne saurait aimer Dieu, qu’il ne voit pas » (1 Jn 4, 20).
Or loin de tiquer, loin de s’offusquer d’une telle nouveauté, le scribe approuve, de tout l’élan de son attirance vers le bien et le vrai : « Fort bien, maître ; tu dis vrai : Il est l’unique, et il n’y en a pas d’autre que Lui » (Mc 12, 32). Et non content de répéter les paroles de Jésus, il les enrichies d’un développement de son cru, également appuyé sur une autre parole de l’Ancien Testament, qui explicite exactement la nouveauté enseignée par Jésus : « L’aimer de tout son cœur, de toute son intelligence et de toute sa force et aimer son prochain comme soi-même, cela vaut mieux que tous les holocaustes et tous les sacrifices » (Mc 12, 33). Reprenant les mots du prophète Osée (Os 6, 6), il déploie la primauté de l’amour du prochain, indissociable de l’amour de Dieu, par rapport à tous les autres commandements, y compris les règles du culte et de pureté rituelle. Grâce à son dialogue avec Jésus, le scribe avance à grands pas dans la découverte de la nouveauté chrétienne. Pourtant, il n’est pas encore arrivé.
Le dialogue tourne court, ou plutôt prépare un autre chemin, plus intérieur, auquel Jésus l’invite. Que lui répond Jésus, en effet ? « Tu n’es pas loin du royaume de Dieu » (Mc 12, 34). Qu’est-ce à dire ? Tu n’es pas loin, certes, tu brûles, mais tu n’y es pas encore. Jésus ne dit pas ce qu’il reste à faire. Il ne le lui impose pas ; il laisse le scribe le découvrir lui-même, pour qu’il fasse le pas librement, du plus profond de son cœur. Et quel est ce pas ? Quelle est la seule porte d’entrée du Royaume de Dieu, que le scribe n’a pas encore franchie ? C’est la foi en Jésus. C’est de reconnaître Jésus comme le Messie, comme celui qui vient établir le Royaume, comme celui qui est en sa personne le Royaume, comme celui à qui il faut s’attacher sans réserve, et tout quitter pour le suivre.
Le dialogue selon Jésus, en effet, ne vise pas à parvenir à une sorte de transaction par laquelle chacun concède quelque chose à l’autre, une sorte de compromis en demi-mesure. Le dialogue vise une seule chose : conduire chaque homme à la plénitude de la vérité, une vérité qui ne se trouve nulle part ailleurs qu’en Jésus lui-même. Dialoguer, pour Jésus, c’est conduire à lui, qui est « le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14, 6). Et y conduire avec douceur, progressivité, respect, attention, en s’appuyant sur les désirs les plus profonds et les plus purs, plus ou moins enfouis dans le cœur de chacun, dans des cœurs plus au moins dociles à la grâce, elle qui seule permet à l’homme de reconnaître l’amitié de Jésus comme le bien le plus parfait. C’est ce combat spirituel, ce chemin de conversion vers le bien divin qui se joue maintenant dans le cœur du scribe, dans le cœur de chaque homme appelé à rencontrer le Christ et à croire en lui.
Jusqu’ici, l’horizon religieux du scribe, certes fervent et droit, se bornait aux commandements : aimer Dieu et aimer son prochain. Mais les commandements, fût-ce les deux principaux, ne suffisent pas, n’ont jamais suffi et ne suffiront jamais à conduire à la perfection. Aucun homme, en Israël et encore moins parmi les païens, n’a jamais pu aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa force ni son prochain comme soi-même. Des velléités, sans doute, du zèle, mais jamais à la perfection, toujours des échecs, de sorte que, face à notre péché, Dieu semble commander l’impossible. Voilà pourquoi, « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique pour que quiconque croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle » (Jn 3, 16). Le Père a envoyé son Fils dans notre chair pour que, dans notre chair, il réalise à la perfection le double commandement de l’amour de Dieu et du prochain. Par amour pour le Père, Jésus a obéi jusqu’à la mort ; par amour pour le prochain, — ce prochain qu’est pour lui tout homme, quel qu’il soit, sans exception, — il s’est laissé mettre à mort et a fait couler de son côté transpercé l’eau et le sang de la vie éternelle, répandus pour la multitude.
Et pour autant que nous nous laissons greffer sur le Christ par la foi, nous devenons participants de cette vie nouvelle, nous devenons capables d’avancer réellement et efficacement sur le chemin de l’amour de Dieu et du prochain. En dehors du Christ, sans le Christ, l’amour, qu’il soit pour Dieu ou le prochain, reste un rêve inaccessible, un slogan illusoire, voire une idéologie trompeuse. Pourquoi ce lien indissociable entre les deux amours ne trouve-t-il de vérité et de force que dans le Christ ? Parce que l’amour sauveur de Dieu en Jésus s’est porté et se porte sans cesse sur tous les hommes, nul ne peut prétendre aimer Dieu sans entrer lui aussi dans la dynamique de l’amour envers ce prochain que Jésus a aimé et pour lequel il s’est livré. Mais nul ne le peut en dehors de la foi en Jésus, en dehors de l’amitié avec Jésus, amitié dans laquelle Jésus nous communique toutes les richesses de la miséricorde de Dieu et de l’amour du prochain.
Alors frères et sœurs, dialoguer, oui, il le faut. Mais ne nous trompons pas de dialogue. Chacun d’entre nous doit d’abord entretenir ce dialogue intime avec Jésus, afin d’entrer plus profondément dans la foi et l’amitié avec lui. Et pour autant que, jour après jour, Jésus nous rend plus capables d’entrer dans l’amour de Dieu et du prochain, notre témoignage se portera de lui-même vers les autres, avec douceur, bienveillance, patience, respect du chemin de chacun, en favorisant, sans jamais forcer, la reconnaissance de Jésus comme seul sauveur de tous les hommes.