Homélie du 7 août 2022 - 19e Dimanche du T. O.

Donner en aumône pour le Royaume

par

fr. Augustin Laffay

D’un grand-père banquier, j’ai appris naguère qu’on n’avait jamais rien perdu ni gagné à la bourse tant qu’on n’avait pas vendu ses titres. Si la cotation de vos actions baisse alors que l’entreprise paraît saine, tenez bon ; vous vous y retrouverez sans doute… ou peut-être.
De conversations avec des étudiants d’école de commerce, du style Essec ou Toulouse Business School, j’ai par ailleurs compris qu’une partie non négligeable de la formation de l’élite du monde des affaires consistait à apprendre comment vendre et comment acheter. Les Vincent Bolloré, les Bernard Arnault mais aussi les commerçants de la galerie marchande de Labège ou ceux d’Esquirol sont des personnes qui ont appris à vendre et à acheter à propos, au bon moment.
Apprendre à gagner de l’argent et apprendre à le dépenser, c’est semble-t-il un apprentissage fondamental de la condition humaine.

À l’école de l’Évangile, j’ai aussi découvert une tout autre logique que celle de mon cher grand-père, ou celle des entrepreneurs de notre temps. Car devant Dieu, il n’est pas question de vendre ou d’acheter des matières premières ou des produits manufacturés. Face à Dieu, il n’est d’ailleurs absolument pas question d’argent à échanger comme on le fait dans une procédure commerciale. Dans l’Évangile, il n’est question que de donner. Et, qui plus est, ce don vient d’abord de celui qui n’a rien à y gagner. Il vient en effet de Dieu lui-même. C’est très clairement dit dans le premier verset de l’Évangile selon saint Luc que nous avons entendu aujourd’hui : « Sois sans crainte, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner le Royaume » (Lc 12, 32).

L’objectif d’une vie chrétienne est donc évident : ce n’est pas de faire des affaires avec Dieu, avec la vague idée que l’on pourrait trouver un terrain d’entente, un plan gagnant-gagnant. Nous ne traitons pas avec lui comme avec un partenaire économique. Lui, c’est le Créateur, le Père tout-puissant que nous professons dans le Credo. Avec lui nous n’avons rien à négocier, nous ne pouvons rien lui ajouter. Mais son Fils, son Bien-Aimé s’est fait chair pour nous inviter à accueillir un don totalement gratuit, un don qui nous dépasse infiniment. Notre vie, nous enseigne-t-il, n’est pas pour la terre ; nous sommes ici de passage : pour quelques jours, quelques mois, quelques dizaines d’années le plus souvent. Le Royaume mystérieux où le Dieu Père, Fils et Saint-Esprit nous invite à vivre avec lui n’est pas ici-bas mais il commence ici-bas. Jésus nous l’affirme quand il dit : « Voici que le règne de Dieu est au milieu de vous » (Lc 17, 21). Il n’y a donc qu’un seul but pour nous, un seul trésor. Il ne s’agit pas de thésauriser, de multiplier nos propriétés terrestres, de faire de bons placements. Il s’agit d’accompagner la croissance du Royaume et de se préparer à y entrer pour de bon.
Nous allons tous mourir un jour et, vous le savez bien, ce n’est pas l’argent que nous possédons, notre maison ou nos biens qui vont suivre notre enterrement. Si nous n’avons pas d’autre perspective que cette vie, c’est terrible. L’argent — et tout ce qu’il permet d’acquérir — agit dans le monde comme un formidable anxiolytique. Devenir riche, milliardaire serait le sommet du bonheur. C’est ce qu’on dit. Mais Jésus vient nous dire autre chose et nous apporte une autre foi. Abraham et Sara, Isaac et Jacob sont morts dans cette foi qu’ils ont entrevue. « Ils sont tous morts sans avoir connu la réalisation des promesses ; mais ils l’avaient vue et saluée de loin, affirmant que, sur la terre, ils étaient des étrangers et des voyageurs » (He 11, 13). Ils ont su que leur « patrie », c’est le mot employé par l’épitre aux Hébreux, n’est pas ici-bas mais là où le Père nous attend. C’est cela qu’il faut viser. Le baptême nous fait entrer dans la même démarche que les patriarches de l’Ancien Testament avec cette certitude que le Père nous attend dans notre vraie « patrie », avec cette assurance que le Fils nous a ouvert la porte du Royaume et que l’Esprit nous guide vers lui.

Que faire pour accueillir ce trésor, ce Royaume, ce don de Dieu qu’est la vie avec lui ? Eh bien, nous dit encore Jésus, c’est tout simple, c’est à votre portée : il suffit de vendre ses biens et de les donner en aumône : « Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas » (Lc 12, 33).
Vous ne le savez peut-être pas, mais le pape François a tenu à remettre à l’honneur le mot d’aumône, au début de son pontificat. Vit au Vatican un prêtre qui porte le titre d’aumônier du pape. Cet aumônier n’est pas chargé de faire le catéchisme ou la morale au Souverain Pontife mais sa tâche consiste à manifester concrètement l’amour du pape en faisant des dons à ceux qui manquent de quelque chose. Il est chargé, en quelque sorte, d’aimer les gens de près. Car on ne doit pas, on ne peut pas aimer en considérant les gens de loin ; on doit s’approcher tout près, en repérant les besoins réels, les besoins les plus importants des personnes : le besoin d’argent, le besoin d’un toit, le besoin de vêtements mais aussi le besoin d’amour, le besoin d’une espérance, le besoin de Dieu…
Faire l’aumône, comme le fait l’aumônier du pape, ce n’est pas renoncer à un petit peu d’argent pour se débarrasser de quelqu’un qui nous gêne, qui nous importune en sollicitant notre aide. Faire l’aumône, c’est souvent donner de l’argent, ou donner un coup de main mais c’est beaucoup plus que cela. Le mot aumône vient en effet d’un mot grec qui signifie « don charitable », « acte miséricordieux ». C’est donc un mot qui est en lien avec l’amour, la charité. Solliciter une aumône ou demander à être aimé, c’est au fond la même chose… Donner une aumône, c’est donner de l’amour, donner de la charité et pas seulement se dessaisir de quelque bien matériel ou spirituel dont on serait propriétaire.

Dieu nous donne le seul trésor capable de combler nos cœurs et notre intelligence. Son don est de taille XXL : on ne peut rien trouver de plus grand. Tout ce que nous avons à faire pour accueillir cette aumône, c’est de faire nous-même l’aumône, de faire miséricorde à notre manière, en taille enfant, en taille S.
En donnant nos pauvres petits trésors — de l’argent si nous en avons, de la nourriture pour ceux qui ont faim, un toit pour ceux qui n’en ont pas mais aussi un sourire, une présence, une parole — nous manifestons que nous sommes vraiment dans l’attente du Royaume de Dieu. « Qu’il est bon, quand on aime, de se savoir débiteur insolvable », disait un jour un frère dominicain. Il avait été émerveillé de découvrir la disproportion qui existe entre le don gratuit du Royaume consenti par Dieu et ce que Dieu nous invite à faire. « Comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait ? », dit le psalmiste (Ps 116, 12).

Frères et sœurs, il ne s’agit pas d’une promesse en l’air : le Royaume de Dieu existe dès aujourd’hui. Il existe comme la communion de tous ceux qui vivent des béatitudes, comme l’espérance réalisée de tous ceux qui conforment leur vie à la loi du Seigneur, comme la famille de tous ceux qui obéissent réellement au double commandement de l’amour de Dieu et du prochain. « Heureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu », nous dit le psaume (Ps 32). C’est bien vrai : nous sommes faits pour un bonheur et ce bonheur est certain. Mais pour en jouir, ne nous trompons pas de trésor.