D’où es-tu?


«Il doit mourir parce qu’il s’est fait Fils de Dieu.» Alors Pilate, de plus en plus effrayé, dit à Jésus: «D’où es-tu?» (Jn 19, 7-9). Oui, Jésus, d’où viens-tu? Quelle est ton origine? Quel est le lieu où tu demeures? C’est-à-dire, en définitive: Qui es-tu? Quelle est ton identité profonde? Car, vous le savez, l’origine fait connaître l’identité d’un être. Dis-moi d’où tu es, je te dirai qui tu es.
Or savoir d’où vient Jésus, savoir qui est Jésus, n’est rien moins que le cœur et le centre de la foi chrétienne. Et telle est la grâce faite aujourd’hui à cet aveugle de naissance. Grâce d’illumination intérieure, dont le retour à la vue physique n’est que le signe extérieur. Mais, pour lui comme pour nous sans doute, cette grâce de la foi n’est pas un éblouissement fulgurant, comme ce fut au contraire le cas pour Paul sur le chemin de Damas. C’est plutôt une aurore, une marche progressive vers le plein midi de la parfaite connaissance de Jésus. En quatre étapes.
1° – Première étape. Interrogé par ses voisins sur le comment de sa guérison, l’ancien aveugle répond: «L’homme qu’on appelle Jésus a fait de la boue…». Pauvre réponse! Pauvre réponse de celui qui certes a désormais des yeux mais qui ne voit toujours pas. Qui ne comprend pas ce qui lui arrive. La preuve.«Ils lui dirent: ‘Où est-il?’. Il dit ‘Je ne sais pas’» (Jn 9, 12).
2° – Mais peu à peu la lumière grandit en lui. C’est la deuxième étape. «Que dis-tu de lui, de ce qu’il t’a ouvert les yeux?» (Jn 9, 17), interrogent les Pharisiens. Alors, l’aveugle confesse. Il confesse, il ne nie pas (cf. Jn 1, 20): «C’est un prophète.» Oui, Jésus est plus qu’un homme ordinaire. Il est un prophète. Comme Élie, comme Élisée. Un homme de Dieu, un homme revêtu de la force d’en haut et qui parle et qui agit au nom de Dieu. C’est vrai… et pourtant, il y a ici bien plus qu’un prophète (cf. Lc 11, 32).
3° – Avec la troisième étape, le pèlerinage intérieur de l’aveugle vers la vérité tout entière franchit un cap décisif, et cela sous l’effet de l’aveuglement croissant des pharisiens. Cramponnés à leurs certitudes, les pharisiens refusent de lire le signe, d’en tirer la conclusion qui s’impose: Jésus vient de Dieu. Plus grave encore, ils parent leur refus d’un prétexte religieux. Ils prétendent jouer Moïse – une valeur sûre, celui-là – contre Jésus. «Nous savons, nous, que Dieu a parlé par Moïse, mais celui-là nous ne savons pas d’où il est». Ou plutôt ils le savent trop bien. Ils croient le savoir. «Celui-là n’est-il pas le fils du charpentier? N’a-t-il pas pour mère la nommée Marie […]? D’où lui vient donc tout cela?» (Mt 13, 55-56). Scandale de la proximité, scandale d’Incarnation. Dieu en Jésus s’est fait si proche, si semblable à nous qu’on peut désormais passer à côté de lui sans le reconnaître. Elle est bien vraie la parole du Baptiste: «Au milieu de vous se tient quelqu’un que vous ne connaissez pas» (Jn 1, 26). Mais ce quelqu’un est celui dont Dieu avait annoncé – précisément à ce Moïse auquel les pharisiens veulent s’en tenir: «Je leur susciterai, du milieu de leurs frères, un prophète semblable à toi» (Dt 18, 18). Décidément, Jésus n’est pas un prophète comme les autres. Il est le Prophète, le nouveau Moïse, celui que Dieu a établi comme Chef du peuple de la Nouvelle Alliance. Les pharisiens ne veulent rien entendre mais l’aveugle guéri, lui, commence à y voir clair: Cet homme vient de Dieu, il est par excellence l’Envoyé du Père (Jn 9, 7).
4° – Notre ancien aveugle n’est pourtant pas au bout de ses découvertes. Jusque là, il s’est efforcé de tirer par lui-même les conclusions du signe dont il a été le bénéficiaire, mais, dans la quatrième et dernière étape de son illumination, c’est Jésus lui-même qui vient à sa rencontre, tant il est vrai que Jésus et Jésus seul peut nous conduire à la connaissance plénière de son propre Mystère. Et Jésus l’interroge (comme aujourd’hui encore le célébrant interroge le catéchumène au terme de son cheminement): «Crois-tu au Fils de l’Homme»?» (Jn 9, 35). Crois-tu à ce mystérieux Personnage, homme parmi les hommes mais dont les racines sont au Ciel? Ce Fils de l’homme qui existe de toute éternité auprès du Père, mais qui «est descendu du Ciel» (Jn 3, 13). Vrai Dieu et vrai homme. Lui qui seul peut transformer en fils de lumière ceux qui gisent dans les ténèbres et l’ombre de la mort parce que «le Fils de l’homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés» (Mt 9, 6). C’est là une prérogative strictement réservée à Dieu – puisque le péché est offense à Dieu même – et qui n’a été communiquée à aucun prophète, pas même à Moïse. Tous comptes faits, ce Fils de l’Homme passe l’homme. Il est plus qu’un homme, plus qu’un prophète, plus qu’un nouveau Moïse. Il est Dieu en personne. «Le Père et moi nous sommes un» (Jn 10, 30). Alors, l’aveugle dit: « « ‘Je crois, Seigneur’, et il se prosterna devant lui» comme on se prosterne devant Dieu.
Reconnaître Jésus comme Fils de Dieu, comme celui qui vient du Père, comme celui qui depuis toujours demeure dans le sein du Père (cf. Jn 1, 18), c’est entrer dans une sorte de quatrième dimension, invisible aux yeux de la chair – c’est entrer dans l’univers de la foi. Et dans la mesure où nous y entrons sérieusement, nous ne pouvons pas ne pas devenir, comme Jésus, une pierre d’achoppement, une énigme pour ceux qui nous entourent. La part la plus profonde de notre identité – à savoir notre vie de fils de Dieu par adoption -, est aux yeux du monde, aux yeux de l’incroyant, aussi incompréhensible que l’identité de Jésus lui-même. Même si cette situation nous est douloureuse, il n’y a pas à s’en étonner. Le disciple n’est pas au dessus de son maître.
Regardez notre aveugle, que saint Jean décrit comme le prototype du croyant. À peine est-il entré dans la voie de la foi que son identité commence à faire problème. Il devient, comme Jésus, une question pour beaucoup, un signe de division. «Les uns disaient: ‘C’est lui’ D’autres disaient: ‘Non, mais il lui ressemble’ » (Jn 9, 9). Et il doit crier: C’est bien moi.
Ensuite, ce sont ses plus proches, ses propres parents qui se désolidarisent de lui, de peur de partager son sort. «N’allez pas croire que je suis venu apporter la paix sur la terre, je ne suis pas venu apporter la paix mais le glaive», la division, y compris dans les familles (Mt 10, 34).
Enfin, les pharisiens eux-mêmes dans un premier temps «sont divisés» à son sujet (Jn 9, 16), puis ils le rejettent. Et c’est alors que Jésus l’accueille, car «à cause de lui, il a accepté de tout perdre» (Ph 3, 8).
Sa vie de croyant – notre vie de croyant – est une vie «cachée avec le Christ en Dieu» (Col 3, 3). Chez l’incroyant, elle suscite tantôt une incompréhension polie et navrée, tantôt un sérieux agacement. C’est qu’elle est folie à ses yeux. Et c’est normal. Car seule l’existence de Dieu lui donne sens. «Le vent souffle où il veut… mais tu ne sais ni d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit» (Jn 3, 8). Pourtant, comme Jésus, chacun peut dire: «Moi je sais d’où je viens et où je vais» (Jn 8, 14). Je suis né de Dieu et je vais vers le Père. Là est le lieu où je demeure, là est mon secret, là est mon vrai visage.

