En terrain miné


Mes frères, avec les Béatitudes, on est en terrain miné : les Béatitudes, c’est de l’explosif, c’est de la dynamite, c’est l’autre nom de la radicalité évangélique ! Le cardinal Lustiger, dans un de ses Sermons d’un curé de Paris, confessait que ce texte, pendant longtemps, lui avait fait peur ! « Même celui qui, innocent, serait dans une situation de détresse, comment oserait-il s’estimer assez pur, assez intègre, pour oser penser que ces paroles lui sont adressées ? Et comment celui qui est accablé par le malheur pourrait-il se réjouir, sans être pris dans une contradiction insupportable ? Car on ne peut pas se dire humainement : “Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés”, si l’on est soi-même dans les pleurs. On ne peut pas se dire : “Heureux les artisans de paix”, si l’on est soi-même victime de la haine et détruit par l’agression » (p. 25-26). En définitive, les Béatitudes ne s’adressent à aucun d’entre nous, aucun d’entre nous ici ne peut s’y reconnaître et si les destinataires de ce message sont des justes, ils ne le sont qu’en devenir. Alors, les Béatitudes, une utopie ? Une illusion, comme l’ont soupçonné certains philosophes qui n’y ont vu qu’un moyen de faire patienter les pauvres dans l’attente d’un monde meilleur ? Comment entendre les Béatitudes et comment oser les prendre pour nous ?
Il me semble qu’une bonne manière serait de les prendre comme le terme que nous anticipons quand nous nous regardons nous-mêmes avec les yeux de l’espérance, vous savez, dans la famille Trois Vertus, « cette petite fille espérance qui n’a l’air de rien du tout, comme disait Charles Péguy, et pourtant qui traversera les mondes ! » Et non seulement nous regarder nous-mêmes avec ses yeux, mais prendre aussi dans ce regard… nos morts. Car je le crois profondément : ce n’est que lorsque nous sommes face à la mort, face à celui qui meurt ou qui est entré dans la Vie, que se lève le voile sur le sens profond des paroles de Jésus. À ce moment-là, voilà que celui ou celle qui part et celui ou celle qui reste se regardent et ils se voient tels qu’ils sont, tels qu’en eux-mêmes enfin l’éternité les change : comme des pauvres, des doux, des affligés, des affamés, des assoiffés, des miséricordieux, des cœurs purs, des artisans de paix. Oui tout cela, nos morts l’ont été de quelque manière — certes imparfaite —, en tout cas ils le sont à l’heure du trépas — et nous le serons aussi quand nous devrons renoncer à notre corps lui-même — nous le sommes déjà, en devenir. Oui, c’est cela notre espérance, l’espérance des Béatitudes, et le moyen de cette espérance, c’est la figure du Christ, c’est le Christ. C’est lui qui le premier, de riche qu’il était, s’est fait pauvre, renonçant à la joie pour endurer la Croix ; qui a renversé l’ordre établi des choses ; qui a substitué à la logique des hommes celle de Dieu afin que les hommes ne se contentent pas de petits bonheurs et de menus plaisirs, de « petites espérances », mais s’accoutument dès ici-bas à la grande espérance du Royaume des cieux.
Oui, Jésus a dit : « Heureux les pauvres », non pas parce que la pauvreté, qu’elle soit « de cœur », comme en saint Matthieu ou tout simplement la « pauvreté » comme en saint Luc, serait en soi désirable, mais parce qu’ils passent désormais au premier plan. Jésus fait monter, des derniers aux premiers rangs, les « humbles du pays » (Sophonie 2, 3), les oubliés de l’Histoire que nous ne voyons pas, à côté de qui nous passons sans penser que nous serons jugés aussi sur ce que nous n’avons pas fait, puisqu’il est écrit : « Ce que vous n’avez pas fait à ces petits qui sont mes frères, à moi non plus vous ne l’avez pas fait » (Mt 25, 45) ! Les Béatitudes seront toujours là pour nous empêcher d’avoir bonne conscience car « voilà ce que Dieu a choisi : ce qui est faible dans le monde pour couvrir de confusion ce qui est fort, ce qui est méprisé…, ce qui n’est pas » (1 Co 1, 27-28).
Désormais, toutes les idoles du monde moderne auront cette blessure au flanc qui les empêchera d’être le tout de la vie humaine. La loi du plus fort, la loi du profit, la loi du marché, la loi du désir ne rendent pas raison du sens de la vie. Jésus a inversé la mécanique infernale de la marchandisation des âmes et des corps pour rétablir la primauté de l’esprit dans sa condition charnelle. Il nous invite à ne pas déserter ce combat. C’est un combat pour Dieu et un combat pour l’homme car la gloire de Dieu, c’est l’homme vivant et la vie de l’homme, c’est la vision de Dieu.
Lectures : So 2, 3 ; 3, 12-13 • 1 Co 1, 26-31 • Mt 5, 1-12a

