Homélie du 2 janvier 2022 - Solennité de l'Épiphanie du Seigneur

Épiphanie

par

fr. Renaud Silly

Une particularité du calendrier liturgique cette année nous fait entendre l’Adoration des Mages au lendemain de la fête de la Mère de Dieu. Le point de vue sur la naissance de Jésus était alors celui de sa mère. Nous étions conviés à entrer par les yeux et par le cœur dans une attitude d’humilité contemplative. Notre regard suivait celui des bergers, postés à la fenêtre pour ne pas déranger le sommeil de l’enfant, pour ne pas troubler la quiétude et la fierté de la mère comblée de joie. Notre place était avec les petits et les humbles, avec les fils de prédilection de Marie. Mère de l’Agneau et mère du Pasteur, Marie est bergère elle-même, comme le prouve sa faveur pour les Bernadette de Lourdes, pour Maximin et Mélanie de La Salette, pour Lucie, Jacinthe et François de Fatima. Dans l’évangile de la Mère de Dieu, celui de la nuit de Noël, on ressent je ne sais quelle connivence secrète entre Marie, l’humble étable, le Gloria des anges ; dans cette scène sublime, tous occupent pleinement la place qui leur convient, dans une immense paix qui anticipe le ciel.

Quel contraste aujourd’hui ! L’inquiétude domine. Les propos d’Hérode aux Mages sont un tissu de paroles à double sens, chacune plus lourde de menace que la précédente. Il veut savoir quand l’astre est apparu ? Non pour reconnaître l’enfant, mais pour tirer de l’horoscope des présages à partir desquels déterminer sa ligne de conduite. Il veut se prosterner devant l’enfant ? Non pour l’adorer, mais pour le tuer de sa main, comme Hérode l’a fait d’ailleurs avec ses propres fils — ce qu’apprenant, l’empereur Auguste aurait dit qu’il valait mieux être le pourceau d’Hérode que son rejeton. La demande de « précision » qui revient deux fois dans sa bouche évoque l’administrateur minutieux qu’il était, comme un Fouché qui cherche à tenir ses fiches de renseignement à jour. Le point de vue sur la naissance de Jésus aujourd’hui n’est pas celui de Marie, mais de Joseph. Il est en contraste presque complet avec celui de sa femme. Son ton fiévreux, heurté, le sentiment d’urgence qui y domine, la mort et la malice qui maraudent et qu’il faut contrer avec une vigilance soutenue sont le plus bel hommage que l’on puisse rendre au courage de Joseph le Taciturne. Véritable bouclier, il a résisté seul au déferlement d’angoisse qui devait nécessairement accompagner la naissance du Messie. Comment aurait-il pu en être autrement ? Le chemin du Messie est semé de roses, non de pétales, mais d’épines. L’Évangile ne serait pas ce qu’il est ni Jésus celui que nous espérons, si son avènement ne l’avait exposé à de violentes contradictions auxquelles il fallait opposer une résistance virile. L’Évangile d’aujourd’hui, c’est la Noël qui convient à ce soldat dans le cœur qu’était saint Joseph, dans les veines duquel coule le sang généreux de David, le vainqueur de Goliath. Au moment d’affronter l’ogre dévoreur d’enfants que tous fuyaient, David relevait le défi qu’il posait en disant : « Quand venait un ours ou un lion qui enlevait un [agneau] du troupeau, je le poursuivais, je le frappais et l’arrachais à sa gueule » (1 S 17, 34-35). Ces vieilles légendes épiques perpétuées dans sa famille, comment n’auraient-elles pas soutenu le courage de Joseph et ne l’auraient-elles pas insisté à se montrer digne du sang qui coule en lui et dont sa vocation mystérieuse voulait qu’il en fût le dernier représentant ? Or Hérode est un prédateur bien plus redoutable que Goliath, il mêle la menace à la flatterie, la contrainte à la séduction, la violence brutale à des artifices raffinés. Ce qui se profile dans la lutte à distance de Joseph et d’Hérode, c’est le sens que celui-ci avait de la vraie légitimité politique et religieuse en Israël, qu’il transmettra intacte à Jésus pour qu’il l’accomplisse totalement.

Marie est chez elle avec les bergers. Mais Joseph est à l’aise avec les Mages. Issu de la vieille lignée royale, il a gardé toute sa fierté en dépit de l’obscurité relative où sa branche est tombée. On discerne sa complicité profonde avec ces gens qui brillent par la noblesse de l’âme et du cœur, même et surtout si ce sont des étrangers comme ces Mages. Plus tard, à l’époque des Croisades, on vit qu’une certaine fraternité était possible entre chevaliers chrétiens et musulmans, en dépit de leur appartenance à des camps ennemis, pour peu qu’ils partageassent l’honneur chevaleresque, le sens de la parole donnée, la volonté de protéger les faibles. Tel est l’enjeu de l’Adoration des Mages : à travers la magnanimité messianique de Joseph, on entrevoit la bienveillance de Dieu envers les efforts de la sagesse humaine en quête de vérité. Cette magnanimité est le propre des véritables meneurs d’hommes, guidant leurs semblables par l’aspiration commune au bien et au vrai. Qu’on se figure un seul instant le génie, les siècles de culture, qu’il a fallu à ces Mages pour reconnaître l’étoile à son lever, la distinguer des autres, repérer le chemin qu’elle indique… À travers Joseph qui en a transmis le récit, Jésus a reçu des Mages une libéralité divine pour ces hommes qui, par un effort constant, tiennent leur intelligence au niveau des réalités qui les dépassent. Avec une foi surnaturelle, Joseph se livrait au fond au même labeur, lui que les mystères de la foi ont toujours mis devant le fait accompli, le précédant comme l’étoile avance devant les Mages. Comment n’aurait-il pas été proche de ceux qui pratiquent la même ascèse, même sans bénéficier explicitement des secours de la grâce ? Les Mages sont ses amis, comme doivent être les nôtres tous ceux qui essaient de penser droitement. Car ce sont de tels hommes que Jésus est venu recevoir, pour les consacrer dans sa bienveillance et les élever au-dessus d’eux-mêmes.

Avec Marie, l’Évangile de l’enfance construit un espace et un temps où l’histoire et l’éternité se chevauchent. Elle juge de toutes choses du point de vue de l’éternité déjà entamée. Dès la conception qui la consacre en tant que Vierge et Mère du Messie, elle n’appartient plus à ce monde. C’est pourquoi elle est la gardienne dans l’Église de la vigilance et de l’esprit contemplatif. Avec Joseph, l’Évangile de l’enfance nous apparaît comme un combat épique livré aux puissances de ce monde qui usurpent leur domination, comme la lutte sans merci des forces du bien et du mal, où qu’elles se trouvent. Comment ne pas y reconnaître deux temps nécessaires de notre propre vie chrétienne ? L’octave de Noël se situe dans la perspective contemplative de Marie, aujourd’hui un tant soit peu abâtardie dans la « trêve des confiseurs ». Mais l’Épiphanie vient nous lancer au seuil de la Nouvelle Année dans la joute millénaire où, à la suite de David et de Joseph, il nous revient de faire briller la lumière dans les ténèbres, dans un monde qui ne l’a pas reçue. C’est un projet viril, qui soulève notre courage. Aussi cessons de récriminer et préparons-nous à batailler jusqu’à notre dernier souffle.

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