Homélie du 19 avril 2020 - 2e Dimanche de Pâques

Étrange joie de Pâques !

par

fr. François Le Hégaret

Qu’elle est étrange, cette joie de Pâques ! Oh, je ne parle pas pour cette année seulement, il est vrai que celle-ci est bien particulière, mais elle est étrange dès le début, dès le jour même de la Résurrection. L’annonce de la joie est pourtant la première annonce que le Christ ressuscité dit à ces femmes venues de grand matin au tombeau, à celles qui vont devenir les premiers témoins du Ressuscité. L’évangile de Matthieu nous rapporte (c’est l’évangile que nous avons entendu le matin de Pâques) : « Jésus vint à leur rencontre et leur dit : “Réjouissez-vous” ! » (Mt 28, 9). Et le Christ va les envoyer en mission auprès des apôtres. On connaît le résultat de cette première annonce : « À leur retour du tombeau — nous dit Luc —, elles rapportèrent tout cela aux Onze et à tous les autres. Mais ces propos leur semblèrent du radotage, et ils ne les crurent pas » (Lc 24, 9.11 ; cf. Mc 16, 11). Annoncer la joie de la Résurrection ne passe pas.

Le soir de Pâques, Jésus vint donc se manifester lui-même aux apôtres. L’évangile que nous venons d’entendre mentionne bien la réaction des apôtres : « Les disciples furent remplis de joie à la vue du Seigneur » (Jn 20, 20). Mais Luc rapporte : « Dans leur joie, ils ne croyaient pas encore et demeurèrent saisis d’étonnement » (Lc 24, 41). La joie vient alors un peu comme un obstacle à la foi. C’est pourquoi Thomas ne s’y laisse pas avoir : il doit prendre les autres apôtres pour de doux illuminés, pour des personnes qui prennent leur désir pour la réalité. Et de même que les femmes n’avaient pas pu convaincre les apôtres, les dix n’ont pas pu convaincre Thomas. Donc on se serait attendu à une explosion de joie au soir de Pâques, un peu comme ce qui se passera peut-être quand on dira que l’épidémie actuelle est finie, mais il n’en est rien. Et la semaine suivante, nous nous retrouvons dans la même situation qu’une semaine auparavant : les disciples sont enfermés par peur des juifs.

La Résurrection est le mystère central de notre foi, il illumine bien toute notre vie, mais pas à la manière d’un soleil d’été qui éclaire et réchauffe tout. Elle ressemble plus à un de ses premiers soleils de printemps, qui est certes agréable, mais qui fait que nous n’osons pas encore vraiment nous découvrir. Le froid n’est pas loin.

De même, la joie de Pâques n’est pas une excitation qui emporte tout, le cri de victoire faisant trembler les murs, l’euphorie d’une foule chauffée à blanc. Ce n’est pas une joie facile, écrasante, qui ferait oublier les difficultés passées, une joie insouciante qui annulerait les souffrances, particulièrement celles que le Christ a endurées. Elle est beaucoup plus simple, beaucoup moins bruyante, beaucoup plus intérieure ! Elle est la joie qui naît de la victoire contre un ennemi terrible et puissant — la mort et le péché — mais dont on éprouve encore une certaine inquiétude en se demandant si tout danger est bien écarté, s’il ne va pas ressurgir de nouveau. La joie pascale est une joie passée au crible de la Passion, une joie qui a traversé la mort, et qui donc connaît le prix des choses. C’est une joie qui ne se goûte que dans la paix, dans le repos. Mais cela ne signifie pas qu’elle soit faible. Au contraire, elle est plus forte que la douleur la plus amère, plus forte que la perte d’un être cher, et c’est pour cela que personne ne peut la ravir (cf. Jn 16, 22).

Ce n’est pas la souffrance qui s’oppose à la joie : la joie n’est pas non plus une barrière pour ne pas souffrir. Le Christ nous a bien mis en garde : « Le serviteur n’est pas plus grand que son maître. S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront vous aussi » (Jn 15, 20). Nous savons que nous subirons les mêmes épreuves que tous les autres hommes, mais nous avons aussi l’assurance que nous partageons la victoire du Christ. Ce n’est pas non plus la tristesse qui s’oppose le plus à cette joie, à cette paix. Les pleurs de Marie-Madeleine ne l’ont pas empêché de se trouver, dès le matin, dans le jardin du Ressuscité. Ce qui s’y oppose le plus, c’est la peur. C’est pourquoi elle est mentionnée dans tous les évangiles. En Jean, nous venons de l’entendre, « là où se trouvaient les disciples, les portes étaient closes par peur des Juifs » (Jn 20, 19). En Matthieu, c’est le premier mot de l’ange aux femmes ! « Ne craignez pas ! », « N’ayez pas peur ! » (Mt 28, 5). C’est la peur qui détourne l’homme de Dieu, qui lui fait désespérer de son salut, qui le conduit à refuser de vivre comme chrétien. C’est elle qui nous fait douter que la mort a bien été vaincue sur la Croix, et donc qu’elle n’a plus de pouvoir sur nous. C’est elle qui nous enferme, comme les apôtres dans les jours après la Résurrection ; c’est elle qui contrarie le mouvement de la charité qui nous porte à aimer les autres comme le Christ les a aimés. Depuis la résurrection du Christ, le véritable ennemi du chrétien n’est pas le péché et la mort (ils ont été vaincus), mais c’est la peur.

Le Christ donne donc à Thomas la seule attitude possible, pour lui comme pour tout disciple : « Ne sois pas incrédule, mais croyant » (Jn 21, 27). Et il ajoute pour nous, car il sait que ce n’est pas toujours facile : « Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru » (Jn 21, 29).

Qu’elle est donc étrange cette joie de Pâques ! Malgré notre faiblesse, malgré notre peur, malgré notre incertitude face à l’avenir, elle rayonne encore aujourd’hui jusqu’à nous, et elle n’a rien perdu ni de son actualité ni de sa force. Que le Christ nous donne en partage cette joie parfaite.