Les 3 paraboles de la miséricorde de saint Luc sont connues de tous la brebis, la drachme et le fils perdus-retrouvés. Mais avez-vous remarqué que les deux premières se présentent sous forme de questions ?
1. Quel homme, ayant 100 brebis, abandonnerait 99 d’entre elles pour rechercher une seule égarée ?
2. Quelle femme, possédant 10 drachmes, en ayant perdu une, allumerait une lampe… ?
Quel homme, quelle femme… La réponse attendue,
logique, est « Mais évidemment aucun homme, aucune femme ! » Jésus sait bien que personne n’est assez insensé pour abandonner 99 brebis dans les montagnes (où le loup menace) ; personne ne va perdre son temps à balayer, remuer la poussière, pour un quart de sicle après tout, « une drachme perdue, dix de retrouvées ! » La vie nous apprend à accepter les pertes inévitables en ce monde. Le bon sens invite aux concessions 1 ou 10 % de perte, ça se rattrape.
Et pourtant dans ces questions « par l’absurde », Jésus fait une brèche… et la joie l’emporte. Car justement, contre toute attente, Jésus est cet homme — cette femme — qui cherche et scrute inlassablement, qui s’engage au-delà de toute prudence, avec passion. Il est cet homme qui s’engage dans les montagnes, traverse les ravins, pour une seule brebis rétive, indépendante, stupide ; il est cette femme…, lui qui s’est engagé, Verbe éternel, dans la poussière et la bourbe de ce monde pour nous retrouver et nous reconfigurer à son image, par-delà le péché qui nous avait défigurés.
L’engagement de Jésus n’allait pas de soi. Aucun engagement ne va de soi. L’engagement véritable oriente et limite la liberté, menace l’épanouissement personnel, interroge l’équilibre des devoirs d’état. Se marier, accueillir des enfants, faire profession religieuse, prendre du service dans une paroisse, être ordonné diacre, partir en mission humanitaire, c’est se donner soi-même en gage ; gager ses espaces de liberté, ses loisirs. Quand je m’engage, j’accepte qu’un autre dispose de moi, de mon temps, de mes possibilités d’évoluer autrement, ailleurs…
Avez-vous remarqué que la 3e parabole de la miséricorde n’est pas une question « Un homme avait deux fils. » C’est un fait. Un homme avait deux fils. Cet homme est donc un Père. Il s’agit de Dieu.
L’Exode (1re lecture) nous présentait un Dieu, disons, « peu paternel »…, tenté de mettre fin à l’engagement qu’il avait pris envers son peuple, un peuple, il est vrai, devenu idolâtre. À Moïse, il dit « Ton peuple s’est corrompu, lui que tu as fait monter du pays d’Égypte […] Je vais les exterminer ! Mais, de toi, je ferai une grande nation. » Quelle tentation pour Moïse qui aurait pu tirer avantage de la situation, faire souche à la place d’Abraham… Mais Moïse résiste à cette tentation en rappelant à Dieu ses engagements — envers Abraham, Isaac et Jacob —, Moïse confesse la fidélité inébranlable du Dieu des Hébreux qui est un père pour Israël.
Le père de la 3e parabole est bien ce Dieu fidèle et bienveillant que nous confessons, ce Dieu Père qui guettait son fils ; retrouvé, il l’embrasse, le célèbre, le restaure dans toute sa dignité de fils.
Il ne s’agit pas d’un retour à la « case départ » il s’agit d’une entrée dans la plénitude. Ce fils cadet s’était « dé-gagé » des liens filiaux, il avait détourné l’héritage familial pour le vivre loin de tout lien. Dégradé — au point de devoir se livrer en gage auprès d’étrangers et de cochons — ce fils est retrouvé et réintégré, libéré, « re-né » dans la joie infinie de ce père qui l’attendait pour une vie nouvelle.
Jésus adresse ces 3 paraboles, sans doute à vous et à moi, mais formellement d’abord aux Pharisiens et scribes qui murmuraient contre lui, à cause du bon accueil qu’il faisait aux pécheurs et aux publicains. Comme le fils aîné, et à l’inverse de Moïse, les Pharisiens et scribes n’avaient cure de l’errance des pécheurs. C’est peu dire qu’ils étaient résignés à ne pas chercher le fils cadet, perdu dans le vaste monde des païens, impies, pécheurs que nous sommes. Ils ne se sentaient pas concernés, et peut-être même se disaient-ils que Dieu l’avait voulu ainsi.
Campés sous les traits du fils aîné apparemment irréprochable et fidèle, ces gardiens du temple, en réalité méconnaissent le cœur du Père ; ils méprisent leur frère cadet.
Or n’est-ce pas Jésus le véritable fils aîné, qui connaît le Père et fait sa volonté ? Il en est le bras droit, le « ben-jamin (= fils de la droite) », paru tardivement dans l’histoire du Salut, mais qui réalise en plénitude le dessein bienveillant de l’amour paternel. Étant venu à notre recherche, il nous a retrouvés ; voici qu’il nous intègre dans la plénitude et la joie de la maison paternelle.
Frères et sœurs, en ce dimanche de rentrée, à l’orée d’une nouvelle année, nous voici invités à réfléchir à nos engagements. Nous pensons peut-être que nous sommes suffisamment investis, chacun à notre manière époux, pères, mères, grands-parents, religieux, religieuses, scouts, dans nos lieux de vie, auprès des personnes isolées, des pécheurs ?
Mais essayons, cette année plus que jamais encore, de ressourcer nos engagements dans l’engagement de Dieu. Par le mystère de l’Incarnation, il nous a donné son Fils en gage — et il renouvelle ce don dans le mystère de l’eucharistie. À notre tour, à son imitation, soyons généreux et fidèles. Célébrons et vivons sa plénitude dès à présent ; cherchons et accueillons tout ceux à qui il nous envoie.