Homélie du 11 août 2013 - 19e DO

Heureux les pauvres?

par

fr. Augustin Laffay

Quel point commun peut-on trouver entre Pierre Moscovici, le voleur des diamants russes du Carlton et le pape François? La réponse est simple. S’ils vont à la messe ce matin – ce qui ne fait guère de doute pour le Saint-Père – ils doivent se réjouir des premiers versets de l’Évangile. Vous avez entendu comme moi ce que Jésus dit à ses disciples: «Vendez ce que vous avez et donnez-le en aumône.» Aux yeux du Ministre de l’Économie et des finances, cet impératif évangélique est évidemment un bon conseil, un conseil utile pour faire «frémir» les indicateurs de son ministère. Pour le voleur du Carlton, c’est une justification de son métier: d’une certaine manière, il rend service à la société en dépouillant les plus riches de leur encombrant trésor. Et pour le pape François, c’est sans aucun doute une confirmation de ce que l’Esprit lui demande de faire pour le service de l’Église.

Mais des trois personnalités dont je viens de parler, la dernière est peut-être la seule à se rendre compte de la portée exacte de ce que dit ici Jésus. Le Pape qui nous parle si volontiers d’une «Église pauvre» est peut-être le seul à comprendre le pourquoi et le comment de la pauvreté selon l’Évangile.

Pourquoi la pauvreté évangélique?

Le but est clair dans le texte de saint Luc: la pauvreté évangélique est requise par le Royaume, pour le Royaume. La pauvreté selon Jésus n’est donc pas une fin en soi; elle est le chemin à emprunter pour atteindre ce but précis qui consiste à entrer dans la salle des noces éternelles.

Disons les choses de manière claire. Notre vie n’est pour la terre; elle est pour le Royaume mystérieux où le Dieu Père, Fils et Saint-Esprit nous invite à vivre avec lui. Nous aurons beau thésauriser, nous aurons beau souscrire toutes les assurances possibles, nous allons mourir. Cette mort arrivera cette nuit, demain, ou dans cinquante ans. Peu importe. 100% d’entre nous vont y passer, les grand-parents comme leurs petits-enfants. Chacun à son tour, chacun à son heure, nul ne connaissant cette heure. On peut tenter d’oublier cette réalité, elle ne s’impose pas moins à nous chaque fois que nous faisons silence et regardons les choses comme elles sont. Si nous n’avons pas d’autre perspective que cette vie, c’est terrible. Alors on amasse, on fait des réserves, on dépense pour exister. L’argent – et tout ce qu’il permet – agit en effet dans le monde comme un formidable anxiolytique. Devenir euro-millionnaire, c’est le sommet du bonheur. C’est ce qu’on dit, c’est ce qu’on croit. Mais Jésus vient nous dire autre chose et nous apporter une autre foi. Abraham et Sara, Isaac et Jacob sont morts dans cette foi qu’ils ont entrevue. «Ils sont tous morts sans avoir connu la réalisation des promesses; mais ils l’avaient vu et saluée de loin, affirmant que, sur la terre, ils étaient des étrangers et des voyageurs.» (He 11, 13). Ils ont su que leur «patrie», c’est le mot employé par l’épitre aux Hébreux, n’est pas ici-bas mais là où le Père nous attend. C’est cela qu’il faut viser. Le baptême nous fait entrer dans la même démarche que les patriarches de l’Ancien Testament avec cette certitude que le Père nous attend dans notre vraie «patrie», avec cette assurance que le Fils nous a ouvert la porte du Royaume et que l’Esprit nous guide vers lui. Si nous sommes absorbés par le temps qui passe, nous ne pouvons pas accueillir l’éternité qui vient? Et pourtant elle vient!

Mais comment vivre cette pauvreté évangélique?

Il y a une manière niaise, faussement naïve et totalement romantique de considérer la pauvreté évangélique. Cette manière consiste à se comporter de façon irresponsable. Ce comportement est faux et l’Évangile nous prouve que ce n’est pas la manière de Jésus. Un exemple entre dix: dans le groupe des Douze, il y avait, on le sait bien, un responsable de la bourse commune? Jésus sait où il va: il monte à Jérusalem. Il prend les moyens pour cela: il propose à ses disciples de se reposer quand c’est nécessaire; il veille à leur nourriture, jusqu’à être traité de glouton et d’ivrogne; il procure à manger et à boire à ses auditeurs fatigués comme à ses apôtres? L’Évangile, ce n’est pas Woodstock! Les questions d’intendance y sont prises au sérieux.

Et pourtant trois paroles évangéliques rapportées par saint Luc donnent un caractère très original à la pauvreté selon Jésus.

-* La première disposition que requiert l’Évangile, c’est le détachement: «Là où est votre trésor, là aussi sera votre cœur.» (Lc 12, 34). C’est clair, le problème spirituel que pose l’argent, c’est moins d’en avoir à sa disposition que d’y être attaché. Celui qui est attaché à son or, à ses vêtements, à sa piscine, à sa voiture, à sa table est comme un bagnard qui traîne son boulet.

Je reviens d’un voyage qui m’a conduit à prendre l’avion et pensais à cela en regardant une énième fois hôtesses et steward se livrer aux démonstrations de sécurité avant le décollage. Quel est le cœur de leur message pour cas d’urgence? Au fond, c’est de quitter l’avion sans rien prendre de ce qu’on y possède. Pour avoir le maximum de chances de sauver sa vie, il faut donc tout abandonner! Et bien nous en sommes là: pour entrer dans la vie avec un grand V, il faut abandonner notre vie d’ici-bas et tout ce qui en constitue la richesse immédiatement visible. Pensez au peuple hébreu au moment de l’Exode: il lui faut laisser volontairement ses maisons, ses travaux, ses cultures? Pour y arriver, il a fallu qu’il s’attache à la promesse de Dieu de lui donner une terre. Pas de détachement possible si on ne s’attache pas ailleurs.

-* L’Évangile nous propose une seconde voie pour être pauvres en vérité, c’est de considérer ceci: ce dont nous usons ne nous appartient pas vraiment. Nous ne sommes que les intendants de biens que Dieu nous a confiés parce qu’il nous aime et veut les partager avec nous. Nous sommes des intendants, pas des propriétaires. Ce n’est pas indigne de nous, bien au contraire. Avez-vous remarqué que dans les paraboles que nous venons d’entendre, Jésus ne parle pas des domestiques et des intendants comme de salariés qui seraient extérieurs à la maison? Non, domestiques et intendants vivent dans la maison. Ils ont l’usage des biens qui s’y trouvent, comme le propre fils du maître de maison. Ils doivent seulement rendre compte de cet usage. «Qu’as-tu que tu n’aies reçu? Et si tu l’as reçu, pourquoi te vanter comme si tu ne l’avais pas reçu?» (1 Co 4, 6-7).

-* L’Évangile nous commande à une troisième attitude pour entrer dans la vérité de la pauvreté. Cette attitude, c’est la veille au cœur de la nuit. Quel rapport avec la pauvreté, me direz-vous? Et bien dans les paraboles rapportées par saint Luc, la veille est moins faite pour guetter le voleur et le repousser que pour accueillir le maître au retour de ses noces. Ne soyez pas absorbés dans le temps qui passe, nous dit le Seigneur. Veillez à l’éternité qui vient. Attendez la venue du Fils de l’homme: c’est elle qui marque la fin du temps et le commencement de l’éternité, soit pour chaque homme en particulier, soit pour l’ensemble de l’humanité. La vigilance du côté de l’éternité couronne donc à merveille ce qu’on pourrait appeler la juste insouciance à l’égard des choses de la terre.

Un intendant des richesses qui lui ont été confiées, détaché de ces richesses et fidèle à veiller pour attendre le retour du Maître. Voilà le portrait du chrétien «pauvre» selon l’Évangile de saint Luc. Est-ce que cela doit faire de nous des gens tristes à mourir, incapables de se réjouir sur terre? Je ne le crois pas et Jésus ne l’enseigne pas. «Heureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu», nous dit le psaume. Oui, heureux est-il dès aujourd’hui celui qui est appelé à entrer, au jour que Dieu voudra, dans la maison de son maître. Bienheureux, et dès aujourd’hui, les pauvres selon l’Évangile.