« Il fut transfiguré devant eux »


Frères et sœurs, chaque année, le deuxième dimanche de Carême, nous sommes frappés et presque gênés par un contraste. Entre l’Évangile que nous venons d’entendre et la Semaine sainte vers laquelle nous marchons, entre le mont Thabor, ici, et le mont Golgotha, là-bas, quelle différence, n’est-ce pas ?
Ici, Jésus est dans la lumière. Là-bas, les ténèbres s’abattront sur lui. Ici, Moïse et Élie s’entretiennent avec lui comme des familiers du Roi. Là-bas, couronné d’épines, il sera seul, submergé de souffrance. Ici, ses disciples l’adorent, face contre terre. Là-bas, c’est lui qui tombera à terre sous le poids de la croix et la foule se moquera de lui. Ici, non seulement son corps, mais même ses vêtements sont illuminés. Là-bas, il sera dénudé, et sa tunique bénie (peut-être celle, toute déchirée, que l’on vénère à Argenteuil) sera tirée au sort par des soldats. Ici, la voix du Père le désigne, la nuée de l’Esprit l’enveloppe, nous avons comme devant les yeux le mystère de la Trinité. Là-bas, Jésus s’écriera : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
Oui, quelle différence ! Mais au-delà de ce contraste apparent, nous percevons bien l’unité profonde des deux événements. Car nous savons, n’est-ce pas, que la Semaine sainte ne s’arrête pas à la Croix, et que la Transfiguration est une prophétie de la Résurrection. Ce même Jésus qui, aujourd’hui, est glorifié sur la montagne, est celui qui demain, sortira victorieux du tombeau. Ce même Christ qui, par avance, apparaît ici comme radieux et souverain, est celui qui, demain, se relèvera d’entre les morts, vivant à jamais. Celui que Pierre, Jacques et Jean contemplent sur la montagne est celui qui dira à ses apôtres : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre », et qui, à l’Ascension, montera vers le Père.
C’est le même… à cette différence près qu’entretemps, il sera passé par la Passion, dont nous savons qu’il gardera les stigmates. Ses mains et son côté en porteront les marques, qu’il montrera à Thomas et à ses disciples. Alors qu’ici, sur la montagne, le Christ n’a pas encore été frappé par ce qui blesse et qui détruit. Il n’a pas encore les mains et le côté percés. Il est radieux, resplendissant, on pourrait le croire invulnérable, invincible, inaccessible à toute souffrance. Une erreur que Jésus écarte en demandant à ses disciples d’attendre qu’il soit ressuscité d’entre les morts pour en parler.
Car il doit, entretemps, traverser une vallée de souffrance, un ravin de ténèbres. La gloire qu’il manifeste sur la montagne sera comme éclipsée, le Vendredi saint, avant de rejaillir au matin de Pâques. Et l’immense souffrance qu’il aura traversée ne sera jamais oubliée, même dans sa gloire finale.
Aujourd’hui donc, nous contemplons Jésus transfiguré, mais en vue de « l’exode qu’il devait accomplir à Jérusalem », comme dit saint Luc (9, 31) en précisant de quoi Jésus parlait avec Moïse et Élie. Du mont Thabor, nous apercevons la colline du Golgotha et surtout, la pierre roulée devant le tombeau vide. De ce sommet, le Christ va descendre avant de remonter. D’ici, pour ainsi dire, il prend son élan, pour aller jusqu’au bout de sa mission. Et finalement, dans la vie du Christ comme dans le calendrier liturgique, cet évangile est parfaitement à sa place. La Transfiguration précède, prépare et préfigure le mystère pascal.
Mais s’il en est ainsi pour lui, nous pouvons encore nous demander : et pour nous ? Qu’est-ce que la Transfiguration nous dit à nous, et pourquoi l’Église offre ce récit à notre contemplation aujourd’hui, deuxième dimanche de Carême ? Peut-être simplement, dirais-je, pour nous donner confiance sur notre propre chemin. Pour nous rappeler que celui qui descend dans nos ténèbres est en lui-même lumière éternelle et parfaite lumière.
Certes, il va plonger dans notre misère, mais c’est pour y faire resplendir sa miséricorde. Certes, il va subir les affres de la mort, mais c’est librement et pour vaincre la mort à jamais. Certes, il va plonger très bas, jusque dans les enfers, mais c’est pour chercher la brebis perdue. Car s’il est venu du ciel, c’est pour nous y emporter. Il est le Fils bien-aimé, le Verbe éternel, en qui nous pouvons croire résolument, fermement, éternellement. La Transfiguration, c’est la révélation de l’identité bouleversante de celui qui est venu nous sauver.
Car ce n’est pas un homme comme les autres qui monte pour nous vers Jérusalem. Il est plus qu’un prophète, il est plus qu’un sage, il est plus qu’un héros porteur d’un message généreux, il est plus qu’un modèle de bonté humaniste. Tout cela, à quoi d’autres religions et des historiens prétendument sérieux tendent à le réduire, tout cela il le dépasse. Cet homme est Dieu né de Dieu. Il est la Sagesse éternelle, l’Amour en personne. Donc tout ce qui va suivre, la trahison, l’arrestation, la condamnation, la flagellation, la crucifixion, la déréliction, la mort, tout cela, il ne le subit pas par impuissance, il le prend sur lui par amour.
Cet amour est plus fort que la mort, comme sa douceur est plus forte que la haine. Le sang qui coule dans ses veines, ce sang qu’il répand pour nous sauver, ce sang auquel, tout à l’heure, vous aurez la chance et la grâce de communier, ce sang qui est sa vie nous donne l’immortalité. Frères et sœurs, l’Évangile d’aujourd’hui nous dit tout simplement : ayez vraiment confiance en lui. « Écoutez-le », le verbe grec akouete pourrait aussi être traduit : « Obéissez-lui. Adhérez à lui. Recevez de lui. Confiez-vous à lui. »
Une religieuse polonaise, morte à 33 ans en 1938 et canonisée en l’an 2000, en avait fait l’axe de sa vie. Dans sa prière et dans les nombreuses épreuves qu’elle a traversées, sœur Faustine Kowalska répétait : « Jésus, j’ai confiance en toi. Jésus, j’ai confiance en toi. » Vous connaissez peut-être l’image du Christ tel qu’il lui est apparu, et qui a été peinte sur ses indications. Si vous ne la connaissez pas, je vous la recommande. Elle rassemble, en quelque sorte, les trois mystères de la Transfiguration, de la Passion et de la Résurrection.
Jésus est debout, dans une lumière surnaturelle qui ne vient pas du dehors, qui ne se pose pas de l’extérieur, mais qui vient de l’intérieur même de son corps et plus spécialement de son cœur. Le regard plein d’amour, il rayonne et il bénit. Ses mains levées portent les blessures de la croix, mais de son côté ouvert jaillissent deux fleuves, de vie et de lumière, rouge et blanc, d’eau et de sang. Il est le Vivant, Fils du Dieu vivant, qui nous livre l’Esprit.
Alors écoutons-le, obéissons-lui. Il nous aime personnellement et infiniment. Il marche vers la mort, mais c’est pour la vaincre. Il traverse la souffrance, mais c’est pour nous emporter dans sa Résurrection. Nous serons et nous sommes sauvés par lui. C’est notre foi, c’est notre joie. Si vous le voulez bien, disons ensemble, tout bas : « Jésus, j’ai confiance en toi. »

