Homélie du 15 septembre 2002 - 24e DO

Imiter Dieu

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On ne peut pas être plus clair, frères et sœurs. En langage direct comme en parabole, Jésus nous dit ce matin: à chaque fois que ton frère ou ta sœur pèche contre toi, pardonne. Non pas une fois comme Dieu est un, non pas sept fois comme il y a sept jours dans la semaine, – ce qui est déjà assez généreux de la part de Pierre: une fois par jour! – mais soixante dix sept fois . À Pierre qui voudrait l’entraîner dans ses comptes d’apothicaire de la fraternité, Jésus répond avec humour, en donnant un grand coup de pied dans la fourmilière: 7 comme les sept jours de la création, fois 10 comme les dix commandements – autant que de domaines dans lesquels ton frère a pu t’offenser -, ça fait déjà soixante-dix, plus 7 pour ce que tu aurais pu oublier. Bref: soyez toujours prêts à pardonner!

 

Jésus ne nous exhorte pourtant pas seulement à une belle générosité dans le pardon. Il nous en donne la raison: c’est que nous-mêmes, nous ne cessons de bénéficier du pardon d’un créancier tout-puissant, qui n’est autre que Dieu. Selon la péroraison du vieux Siracide: «Si un homme nourrit de la colère contre un autre, comment peut-il demander à Dieu la guérison? Souviens-toi des commandements et ne garde pas rancune au prochain»

 

À bien y réfléchir, il ne s’agit de rien moins que d’imiter la transcendance de Dieu: en toute justice, selon nos petits calculs, le méchant ne devrait pas avoir droit au beau temps pour se réjouir ou à l’eau pour calmer sa soif, et pourtant «Dieu donne la pluie aux pécheurs comme aux saints et fait lever le soleil sur les méchants comme sur les gentils». Il suffit de regarder le cours du monde, ou l’intérieur de son propre cœur pour s’en apercevoir! Alors, si Lui, qui est la perfection même, agit avec une telle équanimité, comment nous, si imparfaits, irions-nous exiger plus que lui?

 

Dans son petit conte d’aujourd’hui, en mettant en scène un maître finalement très paternel et des serviteurs qui se connaissent comme des frères, Jésus rappelle ainsi le cœur de son enseignement : parce que nous sommes des fils et des filles sur la terre, sous le regard d’un Père unique et miséricordieux, nous devons faire effort pour ressembler à ce père! C’est bien normal, que les enfants ressemblent à leur père! Jésus le dit tout net ailleurs: «soyez parfaits comme votre Père des Cieux est parfait».

Or justement, cette perfection peut paraître non seulement difficile, mais impossible:
-* On pourrait à la rigueur comprendre que Dieu soit indéfiniment miséricordieux avec tout homme. Après tout, entre Dieu et l’homme, n’y a-t-il pas la différence infinie du créateur et de la créature, un gouffre que symbolisent les dix mille talents, somme faramineuse, que le serviteur de l’évangile doit à son maître? Certes, se venger ou punir, lorsqu’on est tout-puissant, cela n’aurait pas de sens ; c’est pourquoi «Dieu montre sa force lorsqu’il patiente»…
-* Mais un tel comportement a-t-il un sens entre les hommes eux-mêmes ? Récompenser les bienfaits, châtier les méfaits, n’est-ce pas la moindre des justices? Si Dieu est Dieu, le Tout-Autre, dans sa transcendance, il a peut-être des raisons d’agir ainsi, mais précisément elles nous échappent: pour beaucoup, aujourd’hui,- et je pense en particulier à des interlocuteurs Juifs – , même appuyée sur une mystique de l’imitation de Dieu, la règle chrétienne du pardon incessant est un glissement dans la facilité, la lâcheté ou l’injustice, l’exigence du pardon est un saut dans l’absurde.

C’est pourtant ce que Jésus nous demande: faut-il en conclure qu’il fait simplement œuvre de moralisateur pour les faibles ou pire, qu’il nous recommande un saut dans l’irrationnel, comme le font les chefs de sectes?

En fait, toute la question est de savoir au nom de quel Dieu nous devons pardonner. Le Dieu que Jésus nous annonce et qu’il nous demande d’imiter n’est justement pas  » le Tout-Autre  » comme on aime à le dire aujourd’hui, non sans ambiguïté. Ce  » dieu-là « , qui serait purement et simplement inconnaissable, perdu dans sa transcendance, aussi éloigné que possible des affaires des hommes, nous n’aurions guère de raison de l’aimer, car on n’aime que ce que l’on connaît , et encore moins de raisons de l’imiter! Ce  » dieu-là « , qui serait purement et simplement  » autre « , risquerait fort d’être le produit de notre imagination, une idole au même niveau que l’ensemble des créatures auquel nous l’opposerions, un peu comme lorsque je dis que ce bouquet est autre que ces marches qu’il surplombe, alors qu’ils sont tous deux dans une même église!

Mais le vrai Dieu est beaucoup plus mystérieux que notre logique. En fait, le Dieu vivant est tellement transcendant qu’il dépasse même nos distinctions entre le même et l’autre; si on y tient, on pourrait dire qu’il est autrement autre que tout ce que nous pouvons imaginer d’autre. Le Bon Dieu est tellement transcendant qu’il confine à l’immanent! Tellement autre qu’il peut être même! C’est ainsi qu’il se manifeste en Jésus: Dieu véritable – et vrai homme! Autrement Dieu que tout ce qu’un homme aurait pu imaginer, tellement Dieu qu’il se fait homme. Et pas seulement homme mais Fils, premier-né, appelant l’ensemble des hommes à renaître comme fils et comme frères!

Dans son petit conte d’aujourd’hui, en mettant en scène un maître paternel et des serviteurs qui se connaissent comme des frères, Jésus rappelle ainsi le cœur de son enseignement: fils et filles sur la terre, sous le regard d’un Père unique et miséricordieux, nous devons nous aimer comme des frères! Saint Paul nous l’a rappelé tout à l’heure: «nul d’entre nous ne vit pour soi-même, comme nul ne meurt pour soi-même»! C’est que tous, greffés en Christ par notre baptême, nous formons une seule plante avec lui.

Jésus lui-même l’a dit un jour: «je suis la vigne et vous êtes les sarments»: non pas «je suis le tronc et vous êtes les branches», deux choses bien distinctes; en réalité, les sarments ne sont pas autre chose que la vigne! Comme la vigne en ses sarments, Jésus est présent à chacune de nos vies – et à celle du prochain – à un degré que nous ne soupçonnons pas: comme Dieu, il est plus nous-mêmes que nous-mêmes, si bien que nous ne lui sommes jamais totalement étrangers. Voilà pourquoi il nous semble parfois si difficile de connaître Jésus ou de le prier: c’est qu’il n’est pas seulement l’autre auquel nous nous adressons, il est déjà notre désir et notre adresse eux-mêmes! Il est déjà dedans quand nous le cherchons dehors!

Bref, pour les chrétiens, frères et sœurs, Dieu n’est plus seulement l’Au-delà de tout ou l’Innommable dans son infinité: il est le tout proche, le très concret, le tout vivant parfois exaltant, parfois décevant, de notre existence. Et ce qui vaut pour notre propre vie vaut pour celle de notre prochain: ce que vous faites au plus petit c’est à moi que vous l’avez fait. Il est là dans la grisaille du quotidien et la banalité du prochain, il est là dans l’humilité du prochain et dans la grandeur du prochain; il est là dans la conscience du prochain, cette clé de toutes les métamorphoses, de toutes les conversions! Alors condamner son frère en lui refusant le pardon, c’est oublier cette mystérieuse sève qui l’unit à Dieu, à Jésus, et qui nous unit à eux et à lui; c’est désespérer de la fécondité de cette sève – c’est se couper soi-même de cette vigne: de la mesure dont vous mesurerez on mesurera aussi pour vous.

 

Frères et sœurs, aujourd’hui, en nous imposant la loi du pardon, Jésus n’a rien d’un moralisateur, il fait œuvre de révélateur: révélateur du Dieu vivant; révélateur de la réalité profonde du cœur de l’homme: lieu de la fécondité de l’Esprit divin et non pas antre de calculs mesquins sur les pardons à accorder ou à refuser; révélateur de notre filiation divine partagée. Pardonner, c’est d’abord contempler. Alors, pardonner toujours à ceux qui nous offensent, ce n’est pas adopter une morale de faible, ou faire un calcul de lâche, c’est se conduire avec eux comme des dieux!