Je suis le chemin, la vérité et la vie


Saisissons-nous ce qu’il y a de paradoxal, ou même de contradictoire dans cette parole du Seigneur ? La vérité, c’est ce qui demeure tel qu’il est. Car la vérité par définition ne change pas. La vérité est immuable : voilà un pléonasme ; la vérité varie : voilà une contradiction dans les termes. Mais Jésus nous dit aussi qu’il est le « chemin ». Quoi de plus sinueux et incertain qu’un chemin ? Le paysage change à chaque pas, selon le lieu, l’heure du jour, la saison, la compagnie, et aussi selon l’humeur de celui qui le parcourt. Quant aux voies parcourues par le Seigneur, infestées de détrousseurs et d’aventuriers, elles offraient l’image même de l’inconnu et de l’inattendu — quelque chose qui échappe sans doute à nos confortables autoroutes.
Comment donc le Christ peut-il être à la fois le « chemin » et la « vérité » ? En même temps ce dont les conditions de circulation ne cessent de se modifier, à l’image de notre vie qui est la somme de tous les hasards qui l’ont constituée ; tous nous pouvons dire qu’à chaque instant, notre vie aurait pu être différente de ce qu’elle a été. Quoi de commun avec la vérité, c’est-à-dire le poids d’être qui habite la réalité, ou plutôt qui est la réalité même. « Je suis Dieu et je ne change pas », dit le Seigneur d’Israël par un prophète. Cela équivaut à dire qu’il est la vérité. Ses décisions sont immuables, stables ses jugements. Plus que l’univers lui-même : « Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas » : et donc ce que ce monde a de vrai lui vient par participation à la parole de Dieu. Cet univers tout entier est suspendu dans son existence à la volonté de Dieu de le faire subsister dans l’être, et ainsi d’y déposer des vestiges de la vérité divine dans laquelle ce monde a été créé.
« Je suis la voie et la vérité. » Je ne puis m’empêcher d’admirer la puissance de cette formule. Notre temps qui n’a pu étouffer l’exigence de vérité le cherche dans la rigidité formelle des lois scientifiques et de leurs avatars dans les sciences humaines, qui ne sont que des tentatives de plier la matière de l’homme aux lois d’airain des mathématiques. Leurs diverses applications s’additionnent pour former à peu près le cadre de nos vies quotidiennes. En vivant dans un monde scientifique et positif, on croit retrouver cette exigence têtue et contraignante qui caractérise la vérité. C’est beaucoup. Mais on le paie cher. On renonce à la réalité elle-même, puisque ces vérités scientifiques sont abstraites, ne traduisant la plupart du temps que les capacités de calcul de notre esprit. L’intelligence artificielle qui déferle nous plonge dans l’effroi, car elle montre que l’habileté mécanique de l’homme peut être surpassée par des machines (pléonasme, puisque la mécanique, c’est précisément ce qui est à la portée des machines). Alors ce refuge scientifique, tissé de nécessité et de déterminisme, ne nous paraît plus si confortable. On éprouve le désir de revenir à la réalité, au monde fluctuant des passions, de l’amour, de la haine, de la lutte, du désir et de l’estime. On a envie de reprendre le chemin. Mais comme sa quête a été vidée de son exigence de vérité métaphysique en a été évacuée, ce chemin absolutise des destinées passagères. La vérité ici, c’est qu’il n’y a pas de vérité, et qu’il n’y a plus de place que pour la sincérité avec laquelle on poursuit ses buts. Sur ce chemin aux chatoyantes séductions qui nous assaillent de toutes parts, on cherche le plaisir de la variété, on souffre du prurit de trouver du nouveau. L’exigence de vérité déchoit alors en « curiosité, [en] recherche insatisfaite de l’esprit qui scrute sans fin le monde visible et ses lois et conçoit toute réalité sur le mode de ce qui est le moins réel » (Jean Daniélou, s.j., Scandaleuse vérité, p. 20). Et finalement, à celui qui pense que sa quête de vérité personnelle exige de déclarer le monde absurde pour justifier sa révolte, il ne reste que d’éprouver le goût du malheur. Celui qui ne croit qu’en l’affirmation de lui-même et de ses propres valeurs prise en fin de compte le mensonge, parce qu’il lui assure qu’il n’y a rien à recevoir de personne.
Fort heureusement, le Seigneur nous rattrape sur cette pente sombre, que d’illustres théologiens du siècle passé ont appelé « drame de l’humanisme athée ». Incroyable exigence du Seigneur, donc, d’être à la fois le chemin et la vérité. Le passage et le terme. La chair pleine de sensibilité qui a éprouvé toutes les passions de notre humanité avec une intensité sans égale, puisque la sienne n’était pas usée par le péché. Et celui qui a les paroles de la vie éternelle. Dont les mots nous font déjà pressentir une nouvelle création au-delà de celle-ci, où Dieu sera tout en tous. Oh quel évangile que celui-là ! Ainsi notre monde n’est pas abandonné au flux du hasard. Mais en sens inverse notre intelligence n’atteint pas non plus un idéal désincarné. C’est bien le cœur de notre réalité qu’elle perçoit, qu’elle ordonne. Du sein de notre expérience, nous pouvons éprouver ce qui la dépasse. Tel est l’effet de l’habitation du Verbe Incarné, glorifié par sa résurrection. L’univers est devenu semblable à ces rivières de montagnes qui attirent les orpailleurs : au milieu de tout le flot des scories que l’on jette, il y a des paillettes d’une matière pure, inaltérable. Puisque des hommes se mettent en quête de paillettes qui ne leur apporteront que de l’argent, combien nous devrions avoir honte de ne pas nous mettre plus à la recherche de ces paroles du Christ qui ont définitivement changé le cours du monde et le nôtre.
« Je suis le chemin et la vérité », cela revient à dire « je suis à la fois homme et Dieu ». Bel exemple du psittacisme divin : Dieu ne cesse de nous redire ce qu’il veut que nous sachions. Mais pour ne pas nous ennuyer, il le dit dans des formes nouvelles. « Je suis le chemin et la vérité » pourrait se dire aussi : « C’est la foi qui opère par la charité. » La foi nous donne en effet à connaître la vérité éternelle, et nous permet ainsi d’en déployer les exigences dans la charité qui s’active dans ce monde. Assurément, c’est un message pour les contemplatifs, invités à la conversion d’eux-mêmes sur le chemin pour jouir de la possession de la vérité. « Je suis le chemin et la vérité » pourrait se dire aussi : « Le beau est la splendeur du vrai » : la vérité qui se diffracte en beauté dans le camaïeu tout bigarré du chemin.

