La liturgie de l’Église, en ces dimanches du temps pascal, nous invite à relire et à méditer de larges extraits de ce qu’on appelle le «Discours après la Cène» dans l’évangile de saint Jean. Les propos de Jésus sont d’une telle densité qu’il faut les «déguster», comme on déguste une liqueur précieuse: à toutes petites gorgées. Dans le passage que nous venons d’entendre, Jésus, répondant à une question de l’apôtre Jude, parle, d’abord du croyant, qui est la demeure de Dieu, puis de l’Esprit Saint, qui viendra nous enseigner et nous faire souvenir de tout ce que Jésus a dit, et enfin, de la paix qu’il nous laisse pour que nous ne soyons pas bouleversés et que nous vivions dans la joie.
Je vous propose aujourd’hui de ne retenir que le dernier de ces trois thèmes: la paix que Jésus nous donne. Il est un des thèmes les plus importants de l’Écriture, de plus ce mot «paix» est prononcé plusieurs fois dans chaque célébration eucharistique: Le rite de la paix après la récitation du Notre Père ou encore l’envoi «Allez dans la paix du Christ», nombreuses sont les mentions de cette paix du Christ, qu’on demande et que l’on souhaite les aux autres. De quoi s’agit-il?
Le mot «paix», en hébreu «shalom», dans son sens premier, signifie beaucoup plus que l’absence de guerre. Sa racine désigne le fait d’être intact, complet; elle indique le bien-être de l’existence quotidienne, l’état de l’homme qui vit en harmonie avec la nature, avec lui-même, avec Dieu. De façon plus large encore, la paix, c’est la sécurité, et c’est la concorde dans une vie fraternelle. Tous ces biens, matériels et spirituels, sont compris dans la salutation habituelle en Israël: Shalom. C’est ainsi qu’on se dit bonjour et adieu.
Progressivement, le mot «paix» va désigner la somme des bonheurs nécessaires à la vie: avoir une terre féconde, manger à sa faim, habiter en sécurité, dormir sans crainte, triompher des ennemis, pouvoir procréer, et tout cela parce que Dieu est avec nous. Vous le voyez, la signification du mot est très large. Elle va encore s’élargir, tout au long de l’histoire d’Israël: conçue d’abord comme un bonheur terrestre, la paix apparaîtra de plus en plus comme un bien spirituel, parce que c’est Dieu qui nous l’accorde. Les prophètes se chargeront d’annoncer cette ère de bonheur sans fin qu’apportera le Messie, le «prince de la paix».
C’est alors que nous allons mieux comprendre les paroles de Jésus: «C’est la paix que je vous laisse, c’est ma paix que je vous donne ; ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne. Ne soyez donc pas bouleversés et effrayés». Les disciples, ce soir-là, avaient peur. Il y avait de quoi. Tant de fois, Jésus leur avait annoncé quel serait son destin. Or Judas venait de quitter la salle, et comme le Maître leur avait répété quantité de fois «je m’en vais», ils savaient, ou du moins pressentaient le drame qui allait survenir. On comprend leur angoisse. C’est pour calmer ces peurs légitimes que Jésus leur offre sa paix. De même, qu’après la Pâque, retrouvant les disciples murés littéralement dans leurs peurs, Jésus les saluera ainsi: «La paix soit avec vous». Est-ce seulement pour les rassurer? Oui, d’une certaine manière, et l’Esprit qu’il leur promet, son Esprit, leur permettra d’affronter l’existence avec une grande assurance. La paix que Jésus leur donne, sa propre paix, c’est d’abord cette paix intérieure qui les aidera à tenir debout sans fléchir.
Mais la paix promise par le Christ, c’est beaucoup plus que cela. D’abord – et c’est peut-être le plus difficile à comprendre – c’est la paix entre l’homme et Dieu. Oui, il y avait la guerre, une hostilité primordiale qui aboutira à son paroxysme par le meurtre du Fils.«Vous qui étiez devenus des ennemis (de Dieu), Il vous a réconciliés dans son corps de chair, le livrant à la mort», écrit saint Paul: un véritable retournement de la violence. Et il précise : «Il a fait la paix par le sang de sa croix, la paix pour tous les êtres.» (Col 1, 20).
Paix intérieure, paix établie entre l’homme et Dieu, la paix que nous offre le Christ est enfin une paix restaurée entre les hommes. C’est normal: des hommes habités par l’amour, en qui l’Esprit d’amour a fait sa demeure, ne peuvent qu’être mutuellement en paix. Citons encore l’apôtre Paul, parlant du Christ: «C’est lui qui est notre paix» . Et il ajoute: «Par la croix, en sa personne, il a tué la haine…il est venu proclamer la paix à ceux qui étaient loin et à ceux qui étaient proches»(Ep 2, 17).
Tout cela est vrai, certes, mais en devenir. Nous le réalisons chaque fois que nous créons des liens et que nous surmontons des conflits. Cette paix du Christ, que nous nous souhaitons, qui nous est donnée, nous avons à la vivre au milieu des bouleversements et des affrontements du monde. «Ne soyez pas bouleversés et effrayés», nous redit Jésus. Le monde n’apporte pas la paix, mais la division, la violence, les conflits et la haine. Les croix ne manquent pas sur notre route. Le Christ nous redit que c’est par la croix que vient la paix. Solidaire de toutes les victimes, il nous donne son Esprit d’amour, cet amour qui est notre paix elle-même. Il a l’air absent, mais il est réellement présent en nous, non plus avec nous ni à côté de nous, mais en nous («Si quelqu’un m’aime, mon Père l’aimera, nous viendrons en lui, nous ferons chez lui notre demeure»): au milieu de nos ténèbres, il vient, porteur de la paix, de sa paix que lui seul peut nous offrir. A chacun de nous de l’accueillir et d’en vivre sous la mouvance de l’Esprit.