Il y a deux ans, un ami qui faisait un pèlerinage en Terre sainte m’a raconté qu’en Galilée, il était monté dans un bateau de tourisme et qu’au milieu du lac, ils avaient été pris dans une vraie tempête. On pourrait croire que cette vaste étendue d’eau est toujours tranquille, mais aujourd’hui encore, de violents coups de vent peuvent y soulever des vagues de trois mètres de haut.
Le récit de l’Évangile n’est donc pas une métaphore, même s’il a aussi une portée symbolique. Cette barque secouée par les flots, ces vagues qui la remplissent d’eau, les disciples en ont vraiment fait l’expérience, avec les autres barques et leurs passagers. Tous ont eu peur, réellement peur de ce qui était en train de se passer. Ils ne connaissaient pas la suite, comme dans ces films dont on sait à l’avance que les héros se tirent toujours d’affaire. Au contraire, ils se voyaient déjà en train de couler.
Vous me direz peut-être : puisqu’ils avaient Jésus avec eux, ils n’avaient rien à craindre. Puisqu’il leur avait dit : « Passons à l’autre bord », ils y arriveraient. Avec un tel chef, n’est-ce pas, tout devrait bien se passer ! Pourtant il faut reconnaître que le chef en question ne semble pas tellement avoir la situation en main : c’est la tempête, et il dort à l’arrière du bateau ! On comprend le cri de Pierre : « Maître, tu ne te soucies pas de ce que nous périssons ? »
Demandons-nous donc : qu’est-ce qui fait que le Seigneur, apparemment, se désintéresse du drame qui est en train de se produire ? Comment se fait-il qu’au lieu d’être à la tête du bateau, comme son capitaine, il soit à la poupe, comme un petit passager ? Lui qui, en principe, est la Tête (en grec kephalè), il a posé la tête sur un coussin (proskephalaion, unique emploi de ce mot dans le Nouveau Testament). Ce n’est pas lui qui est maître à bord. Pourquoi ?
La réponse est toute simple : parce qu’on ne le lui a pas demandé. Pensez donc, la navigation, ce n’est pas son affaire ! C’est un Rabbi, pas un marin ! Les maîtres à bord, ce sont les professionnels, qui savent ce que c’est que hisser une voile, larguer les amarres, tenir la barre et toute cette sorte de choses. On imagine bien Pierre et ses compagnons se retroussant les manches au moment de prendre le large. Jésus, tu as bien parlé, maintenant, à nous d’agir !
Un détail du récit semble aller dans ce sens. Le texte dit : « Ils prirent Jésus, comme il était, avec eux dans la barque. » Les mots « comme il était » sont étranges et un peu inutiles, mais la tournure de la phrase les éclaire. Ce sont eux qui prennent Jésus, tel quel, avec eux, c’est-à-dire que ce sont eux qui agissent. Jésus est passif comme un invité qu’on met sur un siège pendant qu’on s’affaire autour de lui. Ne bougez pas, cher Maître, on s’occupe de tout !
Là est l’erreur, frères et sœurs, pas seulement la leur, mais aussi la nôtre. Quand on met Jésus dans un coin de sa vie, même avec respect, même avec déférence, tout en gardant le contrôle des opérations, tout en dirigeant sa vie par soi-même, que se passe-t-il ? Eh bien, avant tout, le Seigneur l’accepte. Il reste à la place qu’on lui a donné. Il ne s’impose pas, car jamais Jésus ne prend par la force le commandement d’une vie. Et dans l’Église aussi, quand ses disciples oublient qu’ils sont des apprentis et se prennent pour des « professionnels » très compétents, il attend, il patiente.
Et tout à coup arrive l’orage, le problème qu’on ne maîtrise pas, le malheur inattendu, et nous voilà perdus. Alors nous crions : « Maître, nous périssons ! » Seigneur, regarde ton Église qui prend l’eau, regarde notre pays qui ne sait pas trop où il va ! C’est la tempête, mon Dieu, tu dors ? Non, « il ne dort ni ne sommeille, le gardien d’Israël », mais c’est nous qui l’avions mis en veilleuse. C’est nous, en vérité, qui dormions en rêvant de tout contrôler.
Alors, Seigneur, vite, réveille-nous ! Tire-nous de nos cauchemars et de nos peurs ! Prends la direction des opérations, toi notre vrai guide. Remets-nous derrière toi, comme d’humbles matelots et non comme des capitaines de pacotille. « Dresse-toi, Seigneur, que l’homme ne triomphe », et que le mal ne triomphe de lui ! Que ton Esprit chasse les vents mauvais qui nous assaillent. Aide-nous, aide-nous !
Et croyez-vous que cette prière, il ne l’entendra pas ? Croyez-vous qu’il dira, comme peut-être nous ferions si nous étions dans son cas : « Vous m’avez mis de côté, vous voulez vous débrouiller seuls, maintenant à vous de jouer » ? Non, jamais ! Car il ne dormait que d’un œil, le gardien d’Israël, le Bien-Aimé qui dit : « Je dors, mais mon cœur veille. » Il n’attendait que notre cri pour se lever. Il ne veut que notre bien, il ne désire que nous sauver.
Alors regardons-le avec des yeux neufs, avec des yeux de foi. Avec des yeux enfin ouverts, puisque c’était nous qui dormions. Comme les disciples, demandons-nous : « Qui est celui-ci, que même le vent et la mer lui obéissent ? » Qui es-tu, Seigneur Jésus, pour que même mon cœur lourd et inquiet soit touché par toi ? Pour qu’à ton ombre je puisse m’asseoir et retrouver, comme ce lac, un grand calme ?
Frères et sœurs, ce matin le Seigneur Jésus vient calmer nos peurs. Il connaît toutes nos inquiétudes. Il sait comment, trop souvent, nous les ressassons en nous-mêmes au lieu de les lui confier. Mais il ne nous laissera pas tomber « comme une pierre au fond des eaux », dit le Cantique. Toutes les mers agitées de ce monde, il nous les fera traverser, et la barque de son Église, il ne la laissera pas sombrer.
Ayons conscience de ce miracle : depuis deux mille ans, l’Église du Christ surnage, avance, contre vents et marées, avec à son bord Pierre et ses successeurs, pas comme des chefs tout-puissants, mais comme des serviteurs de sa volonté. Avec eux et tous ensemble, gardons confiance, cultivons l’espérance. Jésus nous a dit : « Passons sur l’autre bord. » Alors en Église, ce matin, confions-lui nos personnes, nos familles, notre pays, Oui, Seigneur, dirige nos existences, dissipe nos craintes par ta puissance, et fais-nous atteindre la vraie vie.