Homélie du 3 septembre 2023 - 22e Dimanche du T. O.

Jésus, notre pédagogue

par

fr. Philippe Lefebvre

Vous avez entendu la réaction de Jésus ; j’en rappelle le contexte. Pierre empêche Jésus d’aller son chemin vers ce qu’il doit faire, vers où il doit aller. Jésus lui répond : « Passe derrière moi Satan ! » C’est un texte à entendre, parce qu’on peut dire que dans l’Église que Jésus fonde, il n’y a pas de langue de bois. En effet, Pierre, juste avant notre texte, a dit à Jésus : « Tu es le Messie, le Fils du Dieu vivant » (Mt 16, 16). Il a reçu une inspiration du Père, et il a reconnu en Jésus le Messie. Jésus lui a alors déclaré : « C’est sur toi que je bâtirai mon Église » (cf. Mt 16, 18) ! Il lui répond maintenant : « Passe derrière moi, Satan !… Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes » (Mt 16, 23) !
C’est un des rares cas dans les quatre évangiles où il y a le mot « Église ». Ce passage est donc particulièrement important. Dans la suite, Jésus explique ce qu’il doit faire : partir à Jérusalem, souffrir, mourir et ressusciter (Mt 16, 21). C’est encore à une époque, ou à un stade de la formation des disciples, où tout cela n’est pas encore très clair pour eux — et en particulier pour Pierre qui est en quelque sorte le « patron » dans ce groupe. En réalité, Pierre, à plusieurs reprises, semble savoir mieux que Jésus ce qu’il devrait faire. Selon Pierre, il n’y a pas de question, ou pas de sujet ! « Seigneur, tu ne vas pas aller à Jérusalem. » Mais Jésus lui barre le chemin ; il se retourne et, au sens propre du terme, remet Pierre à sa place : « Derrière moi ; passe derrière moi, Satan ! » Cela tombe bien ; c’est un terme fort : « le Satan », c’est celui qui fait obstacle au chemin de Dieu.

Nous avons là un premier élément. On le voit : quand on est dans la proximité du Christ, on peut lui parler, lui dire des choses… Du moment que c’est fait pour Dieu et pour l’honneur de Dieu, quand il s’agit du chemin même, et des chemins que Dieu fait pour notre salut, on peut « y aller ». Si quelqu’un alors barre le chemin, on peut le reprendre vigoureusement comme Jésus le fait. Il y a un style de parole de Jésus qu’il est bon d’entendre. Oui, il y a de la dignité à réagir, quand l’occasion se présente, avec cette force, cette vérité.
Donc, « passe derrière moi Satan », c’est dur, c’est rude. Mais ce « derrière moi » est une expression qui a toute une histoire dans la Bible. Ainsi, dans le livre de l’Exode, quand Moïse demande à Dieu de le voir, de voir sa face, Dieu lui répond : « On ne peut voir que derrière moi ; on ne peut voir que mes arrières » (Ex 33, 20), comme on le traduit quelquefois.
C’est assez mystérieux ; oui, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire : on ne peut pas me voir face à face. On ne peut voir que « derrière moi », dit Dieu à Moïse. Et cependant, quelque temps plus tard, très peu de temps après, Moïse parle avec ce Dieu invisible (Ex 34, 5-28). Le visage de Moïse rayonne alors (34, 30), c’est-à-dire que le visage invisible de Dieu s’est tout de même manifesté à Moïse ! Pas seulement « les arrières de Dieu » (traduction littérale), mais son visage qui a transmis à Moïse ce rayonnement. Puis Moïse, retournant auprès des Hébreux dans le camp au désert, a le visage qui rayonne.
Qu’est-ce à dire, sinon : il y a un temps pour être derrière, un temps pour voir derrière Dieu ; et puis il y a un temps pour l’approcher — peut-être mystérieusement — et rayonner de la splendeur du visage de Dieu que l’on perçoit, que l’on pressent. En arrière-fond, il y a ceci pour Pierre : « Pour l’instant, suis derrière moi, suis-moi. » Mais très peu de temps après, Dieu dit ou le Seigneur Jésus dit à Pierre, accompagné de deux autres disciples : « Venez avec moi, sur une montagne » (cf. Mt 16). Et que va-t-il se passer ? Le Christ va être transfiguré devant eux. Ils vont voir son visage rayonnant.
Il y a un temps pour marcher derrière, un peu à tâtons, sans voir vraiment et sans comprendre complètement. Puis vient un temps pour voir ce visage rayonnant, celui que vous voyez sur les icônes : le visage rayonnant du Christ qui transmet son rayonnement.
On pourrait dire que Jésus a des paroles dures pour Pierre. Mais en fait, non, ce n’est pas ça ; ce sont des paroles pédagogiques. Peut-être sont-elles dures quand même, mais elles sont surtout pédagogiques, comme la pédagogie peut être dure, parce qu’elle prévoit un bien plus grand. Il y a un temps pour être derrière, pour marcher à tâtons, pour ne pas tout comprendre, pour ne pas tout pouvoir. Et puis, il y a un temps, que Pierre va bientôt connaître lui-même, pour voir le visage rayonnant du Christ — et en être soi-même illuminé…

Vient ensuite une deuxième parole de Jésus qui continue son enseignement. Il livre une pédagogie à ses disciples. D’abord on le suit, on le voit de dos en quelque sorte, avant de le voir de face. Il y a toute une préparation. Puis pour le suivre, dit Jésus, il faut renoncer à soi-même. Ça peut paraître dur, et c’est encore plus dur dans le texte original, car Jésus dit : il faut se renier soi-même. Et là encore, il y a une petite allusion à Pierre qui bientôt pendant la Passion va renier Jésus ! Vous vous souvenez de ce passage : par trois fois, Pierre dira : « Non, je ne connais pas cet homme » (Mt 26, 69-75). Or Jésus emploie exactement le mot « renier ». Il faut se renier soi-même. Dans la vie de tous les jours, souvent on essaie, on s’arrange, c’est un peu dur déjà de faire sa vie ordinaire. Arriver à être à peu près ce qu’on est, ce n’est pas tous les jours simple non plus !
Alors, s’il faut en plus renier cet élément fragile qu’on est, où va-t-on ? Cependant, il faut entendre les choses. « Se renier soi-même », ça veut dire quoi ? Pierre nous le dira pendant la Passion. Il dit de Jésus : « Je ne connais pas cet homme. » Eh bien, dites-le de vous-mêmes, dit Jésus. « Je ne connais pas cet homme », signifiera alors de le dire vous-mêmes à propos de vous-mêmes. Ça veut dire, je ne connais pas l’homme ou je ne connais pas la femme que je suis ! Reconnaissons-le, mais pourquoi faire ainsi ?
Parce qu’en suivant le Christ, je vais apprendre quel homme ou quelle femme je suis vraiment. Souvent on se fait un peu des idées sur soi-même ; ou l’entourage vous dit des choses : tu es comme ceci et tu serais plutôt comme ça… Reniez tout ça, dit Jésus, et en me suivant, en venant à ma suite, vous allez apprendre par moi, avec moi, en moi, qui vous êtes vraiment, quel homme ou quelle femme vous êtes véritablement. Ainsi cela vaut la peine de laisser de côté tous les baratins. On est souvent traversé par toutes sortes de choses qu’on suppose, que l’on croit, que l’on nous dit, que vous accueillez quand même, etc.
Mais reniez ça, mettez ça de côté, et puis suivez Jésus ; et là vous allez apprendre avec lui, et par lui, qui vous êtes vraiment. Ce n’est pas vraiment une sorte de renoncement difficile. Se renier soi-même, c’est le début de la liberté d’un monde nouveau pour soi-même. Oui, alors enfin je vais connaître ma vraie personne, ma vraie nature avec le Christ. Dans cet évangile, nous sommes en quelque sorte dans le cœur d’une phase nouvelle, d’un monde nouveau, où l’on va découvrir le Christ en le suivant. Et un jour, en voyant vraiment son visage et nous-mêmes avec lui, par lui, en lui, nous allons nous découvrir — et découvrir notre visage qui est apparenté au sien.