Homélie du 10 octobre 2021 - 28e dimanche du T. O.

Jeune homme riche

par

fr. Renaud Silly

« Comme il est difficile à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu. » Lorsque Jésus a dit cela, ces disciples n’ont pas dû se faire trop de souci, d’ailleurs n’ont-ils pas « tout quitté pour [l]e suivre » ? Leur pauvreté, ils en ont l’air bien fier. Tellement qu’il passe dans l’ostentation avec laquelle ils l’arborent je ne sais quelle nuance de vanité mal placée. Mais comment cette parole a été reçue de Marie-Madeleine, de Suzanne, de Jeanne femme de Chousa, l’intendant d’Hérode, ces femmes qui « assistaient [Jésus et ses disciples] de leurs biens » (Lc 8, 1-3) ? Et surtout de Marthe, la maîtresse femme qui a tant de fois offert le gîte et le couvert à une troupe de saltimbanques débarquant chez elle à l’improviste (cf. Lc 10, 38 sq.). Elle leur a peut-être répondu : « Louez la pauvreté, soit ; montrez-vous aussi spirituels que vous le pourrez. Mais épaississez-moi un peu la religion qui se volatilise à force d’être subtilisée. Il doit me rester quelques factures des poulets que m’a coûtés à moi votre pauvreté à vous. Je ne suis pas certaine d’avoir évacué encore tous les matelas maculés de sueur lorsque vous rentriez de vos courses apostoliques. À Béthanie, on se réjouit toujours de votre venue, car on sait que je devrai embaucher de nombreux extras. J’ai même fait construire une aile supplémentaire à ma maison. La pauvreté, c’est cher, car il faut bien quelqu’un qui en assume le prix. Mais qu’on ne s’y trompe pas : aucun service ne m’a jamais donné autant de joie. C’est ma manière à moi de prêcher l’Évangile. On peut sûrement s’y sanctifier. Lorsque l’on m’annonçait votre venue, j’aurais parfois préféré que vous arrivassiez deux jours plus tard. Il fallait tout faire à l’arrache, mais aujourd’hui j’en ris. Tout quitter pour suivre Jésus ? D’accord, mais moi je demande comment cela peut s’appliquer à quelqu’un comme moi. » Cette réponse de Marthe est fort vraisemblable, cette femme avait les pieds sur terre — pourtant, vous aurez remarqué que les évangiles, qui émanent des disciples, n’ont pas jugé utile de la consigner. Eux jugeaient qu’il n’y avait là que des racontars de bonne femme, tout étant dû à leur sacro-sainte pauvreté.

Cette réponse nous permet de préciser ce que n’est pas cette pauvreté à laquelle invite Jésus. Nul prétexte à l’inertie, à l’irresponsabilité. Nulle excuse à l’anomie, à l’incurie ou à la négligence ; nul droit à se poser comme un oiseau sur la branche, rempli de dédain pour ceux qui administrent les biens de ce monde. Mal compris, cet appel à la pauvreté pourrait cautionner la lâche fuite de toute obligation, le désir nihiliste de ne rien devoir à personne. La pauvreté du Christ n’a rien à voir avec la misère intérieure de l’asocial qui choisit la marginalité pour jouir de son impunité.

Comment donc être pauvre d’une manière vraiment responsable ? Un détour par l’exégèse est nécessaire. Aujourd’hui, on peut être riche en ayant des millions déposés sur un compte en banque, ou en détenant des obligations sur l’État. Ce sont des placements sans risque, qui procurent un revenu assuré. Dans les Mémoires de deux jeunes mariées, la preuve de la déchéance de la duchesse de Chaulieu intervient lorsqu’elle liquide toutes ses fermes et place le capital en rentes sur le Grand Livre : elle a renoncé à tout rôle utile dans la société pour donner licence à son désir de jouir. Elle entend se cantonner à l’état de vestige élégant d’une caste disparue. Dans l’Antiquité, il ne pouvait en aller ainsi. L’État n’existant pas pour protéger les propriétaires, détenir des richesses est un fardeau écrasant, qui exige une vigilance permanente, tout d’abord de sa propre personne qu’il faut sans cesse soustraire aux attentats des jaloux et des miséreux, mais encore de ses domaines qu’il faut administrer, visiter, où il faut mettre les fermiers au travail sans le concours de la force publique, etc. À la lettre, ce jeune homme ne peut pas quitter ses domaines. Peut-être aimerait-il le faire, et même ne demande-t-il que cela, mais c’est impossible ! À la fin du IVe siècle, lorsque des femmes immensément fortunées comme Paule ou Mélanie ont voulu mettre en pratique le conseil du Christ au jeune homme riche, elles ont dû se raviser. En mettant leurs domaines en vente, sur un marché où manquaient les liquidités pour les absorber, elles provoquaient des krachs financiers dommageables à un nombre infini de gens. Ainsi, lorsque le Christ dit qu’il est difficile à un riche de renoncer à ses richesses, il ne vise pas l’attachement désordonné à des richesses d’un Harpagon rivé à sa cassette, mais l’ampleur des responsabilités d’un riche tel que ce jeune homme dans la vie économique, civile ou militaire. C’est bien leur exercice qui lui rend difficile l’entrée dans le Royaume des cieux. Comme il est compliqué en effet de combiner les vertus de fermeté, de courage, de décision et de bonne délibération exigées par l’état social de ce jeune homme avec l’humilité et le détachement spirituel indispensables à ceux qui savent que devant Dieu, ils ne sont rien ?

La pauvreté à laquelle Jésus invite ce jeune homme ne pointe donc pas vers un allègement de responsabilités, mais au contraire vers leur accroissement. « Donne tes biens aux pauvres. » C’est-à-dire : « Donne toi-même tes biens aux pauvres. » Ne te crois pas quitte parce que tu as payé tes impôts. Assure-toi que ces biens leur profitent réellement, qu’ils ne seront détournés ni par un État dont les frais de fonctionnement absorbent tous les revenus, ni par des mafieux, ni par les profiteurs de ta naïveté, ou les abuseurs de ta mauvaise conscience. Et surtout, que cette fortune dont tu te dessaisis initie les nombreux dons que tu feras par la suite. À quoi rimerait de te détacher des richesses si c’est pour te complaire en ta pauvreté ? La choisir n’a de sens que pour acquérir les richesses de l’Esprit. Veille à l’avenir à donner de cette richesse plus excellente qui ne s’épuise pas lorsqu’on la répand, mais au contraire se multiplie dans les âmes bénéficiant de l’aumône de la vérité. Ces biens ne sont autres que ton savoir-faire, les fruits de ton étude, de ton intelligence et de ta contemplation. Et l’habileté aussi par laquelle tu sauras susciter la générosité des autres. Quel blasphème ce serait si en devenant pauvre, tu cessais d’être une providence pour ton prochain !