Homélie du 22 octobre 2000 - 29e DO

La force d’être faible

par

Avatar

«Qu’est-ce qui est mauvais? ? Tout ce qui vient de la faiblesse. Qu’est-ce qui est plus nuisible qu’aucun vice? ? Le Christianisme». Cette phrase de Nietzsche est typique d’une certaine critique du christianisme, accusé d’être une religion d’esclave, érigeant en modèle la faiblesse humaine. De nos jours, la perspective semble s’être inversée. Il est de bon ton de faire l’éloge de la faiblesse, tandis que le christianisme, avec sa hiérarchie et ses dogmes, apparaît comme une structure autoritaire. Le Dieu véritable serait faible. Comment d’ailleurs, après les tragédies du XXe siècle, après Auschwitz, penser un Dieu à la fois bon et tout-puissant? Si le mal existe, c’est donc que Dieu est faible! Dieu est-il faible, le christianisme est-il une religion d’esclaves? La réponse de Jésus aux fils de Zébédé pourrait peut-être nous éclairer.

«Celui qui voudra devenir grand parmi vous sera votre serviteur, et celui qui voudra être le premier sera l’esclave de tous». Pourquoi le Christ demande-t-il de nous faire serviteurs et esclaves? On pourrait ici superposer trois explications, trois justifications de la faiblesse. Il y a d’abord la faiblesse d’Adam. Si Adam est faible par rapport aux animaux, nous disent les Pères de l’Église, s’il n’a ni bec ni griffes, c’est parce qu’il est une créature à l’image de Dieu, une créature spirituelle que Dieu invite à la créativité. Par ailleurs, notre expérience montre que les blessures sont souvent fécondes, elles sont comme la perle de l’huître: au départ, un grain de sable incrusté dans la chair du coquillage, une maladie en somme, mais que l’huître enrobe patiemment de sa nacre, pour en faire son bien le plus précieux. L’irritation provoque la création. C’est une première justification de la faiblesse, mais avouons qu’elle reste bien humaine: ce n’est, finalement, qu’une sublimation de la fragilité.

L’Écriture donne à la faiblesse une deuxième dimension. C’est la faiblesse de David. Toute l’histoire du salut est, en effet, traversée par ce paradoxe: le plus faible, le cadet, le plus petit gagne toujours, car la force de Dieu «se déploie dans la faiblesse» (2 Co 12, 9). C’est bien sûr David bravant Goliath, mais aussi Moïse qui bégaie, Jérémie le timide, Judith décapitant Holopherne, Esther, Ruth et toutes ces femmes de l’Ancienne Alliance, dans la faiblesse desquelles éclate la puissance de Dieu. Ces prophéties préfigurent le mystère de l’Incarnation et de la Croix, par lequel la puissance de Dieu va plus loin que le Mal. C’est ainsi que Paul atteste son pouvoir par la faiblesse, la folie, «l’épine dans la chair». «Je me complais, écrit-il aux Corinthiens, dans mes faiblesses, dans les outrages, les détresses, les persécutions, les angoisses endurées pour le Christ; car lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort» (2 Co 12, 10). Non, Monsieur Nietzsche, Dieu ne veut pas nous déviriliser: il veut nous déifier. Pourtant, pourrait répondre notre philosophe, le Christ n’avait nul besoin d’être faible pour que la puissance de Dieu éclatât en lui, puisqu’il était Dieu. C’est là qu’une troisième explication de la faiblesse doit compléter, ou plutôt accomplir les précédentes: être faible pour rendre fort. Si Dieu s’abaisse volontairement, c’est pour nous relever, s’il se fait homme, c’est pour nous diviniser, s’il assume notre faiblesse, c’est pour nous rendre fort, par amour: «Le Fils de l’homme a pris notre faiblesse pour être notre Force». En effet, «l’homme ne cède, disait Maxime le Confesseur, que sous le poids de l’extrême humiliation de Dieu».

Le paradoxe de cette troisième faiblesse, de cette faiblesse d’amour, c’est qu’elle suppose en amont une certaine force, qu’on pourrait appeler la force d’être faible. Cette force, seul Dieu à vrai dire en est capable, car «la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes» (1 Co 1, 25). Dieu seul est si fort qu’il est capable d’être faible. Non pas le despote oriental de l’Islam, mais le Dieu capable de créer des êtres libres, de renoncer à sa toute-puissance pour nous associer à son gouvernement, et d’inventer, bien avant l’Europe, la subsidiarité. Non pas un Dieu replié dans son nirvana, mais un Dieu capable de nous donner son Fils. «Lui qui était de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu, mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, devenant semblable aux hommes» (Phil.).

Nous aussi, frères et sœurs, somme invités à cette force de la faiblesse. Si nous détenons l’autorité, ne retenons pas jalousement notre rang, mais élevons les autres, ayons un faible pour eux, faisons l’unité. Si nous voulons être crédible, désarmons-nous: la prédication suppose la pauvreté. Et si nous nous croyons faibles, renonçons au comparatif: le christianisme n’est pas la religion du comparatif, mais du superlatif. Jésus, dans sa réponse aux fils de Zébédé, n’interdit absolument pas de vouloir devenir grand, mais de se comparer. On ne nous demande pas d’être de petits saints, ou d’être plus saints que d’autres, mais d’être de très grands saints. «Je dois me convaincre de plus en plus de cette vérité, écrivait dans son journal le futur pape Jean XXIII: Jésus veut pour moi une vertu non pas moyenne, mais très haute; il ne sera pas content de moi tant que je ne serai pas un saint».

Frères et sœurs, les deux places à droite et à gauche du Christ, nous savons très bien qui les a occupées: ce sont les deux larrons. Celui de droite fit une demande sans doute meilleure que celle des fils de Zébédé, car Christ lui promit d’entrer dans son paradis. Alors demandons la force d’être aussi faible que le bon larron, et demandons en vérité avec lui: «Dans ton royaume, souviens-toi de nous Seigneur, quand tu seras entré dans ton royaume». Amen.