Homélie du 22 avril 2011 - Vendredi Saint

La foule, le silence, le corps

par

fr. Emmanuel Perrier

Frères et sœurs, nous allons entendre le récit de la Passion du Seigneur. Nous allons suivre le Christ de son arrestation au Jardin des Oliviers jusqu’à la mise au tombeau de son corps. Nous allons être les témoins de beaucoup d’événements, croiser beaucoup de passants, de soldats, de personnalités importantes du Jérusalem religieux et politique, nous allons suivre les apôtres, les saintes femmes et des criminels.

Nous allons nous mêler à cette foule, vibrer avec elle, crier avec elle, nous dérober avec les lâcheurs, nous associer au petit groupe fidèle.

Cette foule, c’est nous. Cette foule: cest nous.

Or ce qui est frappant est que, pour la première fois depuis son baptême au Jourdain, Jésus ne sera pas avec nous. Rappelez-vous comment il avait commencé son ministère en nous visitant, maison après maison, appelant certains à sa suite, guérissant d’autres, prêchant dans nos rues.

Il nous transmit les Béatitudes au bord de la mer, il nous parla en paraboles pour que nous comprenions mieux les mystères divins et le Royaume de Dieu.

Et quand nous oubliâmes d’apporter notre pique-nique, il se soucia de nous nourrir en multipliant les pains. Oui, vraiment le Seigneur Dieu nous visitait, nous, la foule de ce monde. Et même, rappelez-vous il y a quelques jours lorsqu’il entra tel un roi dans Jérusalem. Nous l’entourions, le suivions, l’acclamions en agitant nos rameaux: «Gloire à toi, Seigneur notre chef et notre roi». Il était tout entier avec nous, nous étions sa foule, nous étions son peuple.

Mais aujourd’hui, comme tout semble différent: lui est tout seul. Il est d’un côté et nous de l’autre. Que se passe-t-il?

Si nous cherchons le mot le plus approprié pour exprimer ce qui a changé, c’est celui-ci qui vient en premier: le silence. Jésus est entré dans un grand silence. Nous nous agitons, nous vociférons, nous nous moquons, nous le trahissons, nous le défions, nous l’interrogeons, nous le condamnons, nous le pleurons, nous sommes interdits, effrayés, émus, nous passons notre chemin, nous le regardons de loin sur sa croix. Et lui reste silencieux.

À peine répond-il à ses bourreaux ou à ses juges. À peine réconforte-t-il les femmes en chemin; et pour dire quoi? «Pleurez plutôt sur vous-même». À peine entonne-t-il le psaume rituel de deuil: «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?» À peine laissera-t-il percer un «Tout est accompli» en rendant son dernier souffle.

À quoi donc pensait-il pendant tout ce temps où il était d’un côté et nous de l’autre? Qu’est-ce qui l’occupait tant qu’il en devînt muet? Vers qui, vers quoi était-il tout tourné entre l’arrestation et la fin de sa vie mortelle?

La réponse se trouve juste avant l’arrestation: quelle est la dernière chose qu’a faite le Christ avant de se murer dans le silence, avant de se séparer de nous, sa foule?

La réponse est: il a prié. Il a prié! Il a commencé par: «Père, l’heure est venue, glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie». Et il a fini par: «Je leur ferai connaître ton nom, Père, pour que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux et moi en eux». Jésus a donc prié son Père pour deux requêtes: sa glorification, c’est-à-dire l’entrée dans la gloire de son humanité; et pour que l’amour dont le Père l’aimait, c’est-à-dire l’Esprit-Saint, soit en nous. La glorification de son humanité et le don de l’Esprit-Saint pour nous.

Alors, Jésus traversa le Cédron et vint à la rencontre des soldats.

À partir de ce moment, il entra dans le silence. Pourquoi ce silence? Parce qu’il continuait sa prière. Qu’a fait Jésus pendant toute sa Passion? Il priait le Père. Du sommet de son âme humaine, il était entièrement avec son Père. De toutes ses forces spirituelles d’homme, il était uni à Dieu son Père, accroché à Lui, Lui demandant la glorification pour lui-même et l’Esprit-Saint pour nous. A peine se détournait-il de son Père pour un mot à ses juges, à ses bourreaux, aux saintes femmes, au bon larron, à sa mère. Mais aussitôt il se replongeait dans le grand silence de sa prière, absorbé en son Père.

Nous devons alors nous poser cette question: Jésus nous avait-il abandonnés? Pourquoi était-il séparé de nous?

Nous, la foule, sommes d’un côté et le Christ de l’autre. Il est dans le silence de sa prière. Est-il pour autant loin de nous en ces heures qui le mènent de l’arrestation au tombeau? Peut-il être loin de nous lui qui est venu au milieu de nous pour nous sauver? Non, évidemment. Il y a donc quelque chose qui le rattache à nous durant ces heures où le sommet de son âme prie. Et ce quelque chose, c’est son corps, c’est-à-dire non seulement ses membres, sa peau, ses nerfs, mais aussi sa sensibilité humaine, ce qu’il perçoit, ce qu’il ressent, ce qu’il éprouve. Son corps se faire pure réceptivité de ce que nous, la foule, lui faisons subir.

C’est cela la Passion du Christ: le Christ pâtit. Il pâtit notre misère, nos fautes, tout le mal de ce monde, il absorbe tout cela dans son corps, il en éprouve l’abîme d’injustice, de haine, d’orgueil. Et le poids du péché de tous les hommes de tous les temps et de tous les lieux provoque en lui une souffrance incommensurable, une souffrance à suer des gouttes de sang, une souffrance à mourir. Le Christ aspire en cette heure, en son corps, tout le péché du monde. Il n’en laisse rien, il n’en cache rien sous le tapis, de cette saleté morbide, de cette crasse qui s’accumule dans les cœurs humains.

Alors apparaît le sens profond de sa prière et de son silence: le mal dont Jésus pâtit en son corps et en sa sensibilité, il le présente dans sa prière, dans sa supplication au Père pour notre salut. Il transforme en lui ce mal en offrande de réconciliation, de libération, de pardon des péchés.

Le Christ fait de sa vie humaine une gigantesque centrale de recyclage de l’humanité entière: tout le mal du monde s’engouffre dans son corps et dans son âme, comme on bourrerait une unique chaudière de tout ce que le monde a à brûler de détritus.

Et le feu capable de réduire le mal en cendres c’est, puisqu’il est Dieu, son union éternelle au Père, union dont sa prière humaine est l’expression, vive, intense, inextinguible et purifiante.

Nous ne devons pas, frères et sœurs, passer à côté du silence du Christ en sa Passion: ce n’est pas le silence d’un homme abattu, c’est le silence de notre Dieu qui en la chair s’est uni et accomplit son œuvre de salut. Si nous pénétrons ce silence, alors résonneront en nous pour toute notre vie ces derniers mots du Christ en Croix: «Tout est accompli».

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