Homélie du 5 novembre 2023 - 31e Dimanche du T. O.

La gloire de notre Père

par

fr. Emmanuel Perrier

« Rien ne reprend mieux la plupart des Hommes que la peinture de leurs défauts », écrivait Molière en 1669. Pour provoquer une réaction salutaire, rien n’est plus efficace que de démasquer la fausseté morale. Et Molière s’en était fait une spécialité, par l’art de la comédie. Il s’expliquait ainsi : « C’est une grande atteinte aux vices, que de les exposer à la risée de tout le monde. On veut bien être méchant ; mais on ne veut point être ridicule. »

L’un de ses personnages les plus réussis fut Tartuffe, le faussement dévot, l’homme pieux en apparence. Toutefois, si Molière excella à le dépeindre, et à faire rire à ses dépens, il ne perça pas le secret de Tartuffe. Pourquoi la tartufferie est-elle un vice si grave ? Molière y voyait de l’hypocrisie : ce que l’on proclame haut et fort, on ne le pratique pas, et on le proclame d’autant plus fort qu’on le pratique moins. Molière dénonçait aussi une imposture et peut-être du genre le plus odieux : l’imposture au nom de Dieu, où l’on affecte de servir Dieu alors qu’on se sert de Dieu pour sa propre réussite sociale. Tout cela, l’hypocrisie et l’imposture est vrai, mais ce n’est pas le secret de Tartuffe.

Il y a dans l’enseignement du Christ beaucoup plus que ce que Molière en a retenu. Certes, le Christ a dénoncé l’hypocrisie des pharisiens. Certes, le Christ a reproché les impostures qu’il les voyait commettre. Mais le Christ a fait beaucoup plus. Il a dévoilé le secret et le drame de tous les Tartuffe, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui. Et il a fourni le remède. Essayons de comprendre.

La première chose à remarquer, c’est que le Christ a, lui aussi, démasqué la fausseté morale pour provoquer une réaction salutaire. Il a lui aussi utilisé la satire, c’est-à-dire qu’il a appuyé le trait pour appuyer là où ça faisait mal : la contradiction entre ce que disent les pharisiens et ce qu’ils font, ces pesants fardeaux qu’ils déposent sur les épaules des autres alors qu’eux-mêmes n’ont pas même l’intention de les toucher du bout des doigts ; ou toutes ces marques extérieures de piété qui enflent pour qu’on ne voie qu’elles ; ou encore cette préséance qu’ils briguent en tout lieu, ces honneurs qu’ils cherchent à recevoir dès qu’ils sont en société.

La deuxième chose à remarquer, c’est que le Christ ne nous conduit pas vers une conclusion qui nous plaît ou vers une conclusion paresseuse. La conclusion qui nous plaît, c’est celle où l’on rit de bon cœur des travers d’autrui, comme si le ridicule était l’apanage des autres. La conclusion paresseuse c’est celle qu’on entend répéter à chaque fois que l’on évoque le Tartuffe : il faut se méfier de ceux qui sont trop pieux, ça cache toujours quelque chose ; ou bien : il n’y a pas de pire scandale que ces chrétiens hypocrites et mondains, surtout chez les curés. Je ne dis pas que ce soit faux, je dis que c’est paresseux parce qu’il est évident que c’est parfois vrai. Et je dis que le Fils de Dieu ne s’est pas fait homme pour nous enseigner des évidences.

Ceci conduit à la troisième chose à remarquer. Le Christ révèle le secret et le drame de Tartuffe à la fin de son enseignement : « Vous n’avez qu’un seul maître et tous vous êtes frères ; vous n’avez qu’un seul Père, qui est aux cieux ; vous n’avez qu’un seul Maître, le Christ. » Cette réponse manque de clarté. Pour l’éclairer, tournons-nous vers Malachie.

Malachie se trouvait en effet dans une situation comparable avec les prêtres qui desservaient le Temple de Jérusalem. Ces prêtres vivaient dans la contradiction : ils faisaient des bénédictions au nom de Dieu, mais leur vie était le contraire de leur office. Comme quoi le problème n’est pas nouveau, mais, je le répète, nous ne sommes pas là pour nous arrêter aux évidences. Dieu s’adresse alors à eux par la voix de Malachie et leur dit en résumé : vous n’avez pas écouté ma Loi et vous n’avez pas appliqué votre cœur à glorifier mon Nom en la mettant en pratique, vous vous êtes écartés de la voie droite au lieu de la servir, vous en avez scandalisé beaucoup en appliquant la Loi de Dieu avec partialité. Et Malachie conclut : « N’avons-nous pas un seul Père de tous ? N’avons-nous pas un seul Dieu qui nous a créés ? Pourquoi donc chacun d’entre nous méprise-t-il son frère ? »

Chez le Christ comme chez Malachie, c’est un même motif qui se répète : il y a un lien entre Dieu notre Père, la Loi de Dieu et nos frères. Pour que ce lien apparaisse plus clairement, prenons l’exemple des autres créatures. Depuis les particules élémentaires ou les planètes jusqu’aux grands singes en passant par les chenilles et les galinettes cendrées, tous ces êtres ont une seule origine, Dieu, leur créateur. Mais ces créatures n’ont pas seulement la même origine, elles obéissent aussi à Dieu sans faillir puisque toutes leurs actions sont déterminées par les lois de la nature que Dieu a fixées pour elles. Toutes les créatures obéissent sans faillir aux lois de Dieu. C’est pourquoi Dieu peut être appelé leur Père à toutes, car on appelle père celui qui est à la fois l’origine et le guide de ses enfants. Et puisque tous les êtres créés ont un même Père, ils partagent entre eux d’être comme des frères, c’est-à-dire de former un cosmos où chacun a sa place.

Il en va de même pour les hommes. Tous les hommes ont Dieu pour origine, Dieu est leur créateur. Mais lorsque, en plus, ils agissent selon la Loi de Dieu, alors on peut dire que Dieu est leur Père. Et tous ceux qui ont Dieu pour Père sont entre eux comme des frères. Permettez-moi d’ajouter trois précisions. — La première est que la paternité de Dieu sur les hommes comporte deux degrés, celle de la nature et celle de la grâce. Nous sommes pour ainsi dire nés de Dieu à deux reprises, la première en voyant le jour du soleil à notre naissance, la seconde en recevant l’illumination du Christ à notre baptême. De sorte qu’être chrétien, c’est vivre doublement de la paternité de Dieu, c’est avoir une double ration de paternité. Mais cela signifie aussi que si nous dévions des voies de Dieu, alors nous nous séparons doublement de notre Père du Ciel. — La deuxième précision, nous la trouvons chez saint Paul lorsqu’il s’adresse aux Thessaloniciens. Il leur montre par sa vie même que la paternité de Dieu selon la grâce possède des traits à la fois maternels et paternels. Notre Père est plein d’affection comme une mère qui entoure de soins ses nourrissons, ne leur refusant rien, ne ménageant pas sa peine. Et notre Père est aussi comme un père toujours là pour nous exhorter, nous encourager, nous reprendre, nous corriger (cf. 1 Th 2, 10-12). — La troisième précision est qu’avoir Dieu pour Père, c’est être conduit vers l’héritage que Dieu prépare pour ses enfants, et qui est le partage de sa gloire.

Alors quel est le secret et le drame de Tartuffe ? C’est de refuser d’avoir un Père du Ciel. En refusant d’écouter la Loi de Dieu et de la mettre en pratique, il refuse de suivre les voies de Dieu et refuse la paternité de Dieu sur lui. Et ceci a des conséquences immédiates sur les autres hommes. Car celui qui s’est rendu orphelin de son Père du Ciel perd son droit à l’héritage de la gloire éternelle. Alors pour compenser, il se met à vouloir obtenir sa gloire des autres hommes, il veut que les autres lui reconnaissent une autorité, il aime faire sentir son pouvoir, il se hisse en méprisant, il s’élève en écrasant. Si vous cherchez la raison des pathologies de nos sociétés actuelles, ne cherchez pas plus loin. Parce qu’elles refusent d’avoir Dieu pour Père en suivant les voies de Dieu, elles vivent le drame de Tartuffe. Et cette perte de paternité commune implique aussi la perte de la fraternité commune. Ne plus vouloir écouter la Loi de Dieu et la mettre en pratique n’éloigne pas seulement de Dieu, cela nous éloigne aussi les uns des autres. Le remède est pourtant là, à portée de main. Les réponses se trouvent dans les dernières phrases de l’enseignement de Jésus : « Vous n’avez qu’un seul maître et tous vous êtes frères ; vous n’avez qu’un seul Père, qui est aux cieux ; vous n’avez qu’un seul Maître, le Christ. » Heureux sommes-nous de pouvoir vivre de la paternité de Dieu. Et avec double dose.

Homélie (sur Ml 1, 14b – 2, 2b.8–10 ; 1 Th 2, 7b–9.13 ; Mt 23, 1–12)