« Marie méditait toutes ces choses dans son cœur».
Quelles choses? Eh bien toutes, toutes celles que saint Luc nous rapporte fidèlement: l’arrivée à Bethléem, le manque de place, les signes de la venue de l’enfant, cet accouchement si atypique en comparaison de celui de sa cousine Élisabeth. Après coup, elle en avait souri d’ailleurs: Joseph, anxieux mais stoïque, une main dans celle de son épouse, et l’autre tenant la dernière édition de «J’attends mon enfant» de Laurence Pernoud, ouvert au chapitre sur «respiration et relaxation», qui lui avait finalement plus servi qu’à elle. Et puis la venue des bergers, leurs explications, ce long moment d’adoration et de silence qui avait suivi, si étrange.
Or, parmi tous ces événements, il en est un dont Marie se souvenait tout particulièrement: lorsqu’elle avait enveloppé son enfant de langes et l’avait couché dans une crèche. Et, visiblement, ces quelques gestes bien banals avaient aussi marqué les anges qui s’étaient entassés dans la petite grotte, parce que, un peu plus tard, encore tout émus, c’est tout ce qu’ils avaient trouvé à donner comme renseignements aux bergers: «aujourd’hui vous est né un Sauveur, qui est le Christ Seigneur. Et ceci vous servira de signe: vous trouverez un nouveau-né enveloppé de langes et couché dans une crèche». Pas très forts, les anges, pour les descriptions: un enfant qu’on lange et qu’on couche juste après la naissance, c’est on ne peut plus commun. Il y avait cependant un petit détail qui avait retenu leur attention: c’était Marie elle-même qui avait langé et couché Jésus. Elle avait tenu à le faire. Et pas seulement parce que Joseph n’arrivait pas à trouver la bonne page chez Laurence Pernoud. Non, elle y avait tenu parce qu’elle y voyait son premier acte de mère. Bien sûr, elle avait porté cet enfant, bien sûr elle l’avait mis au monde, mais, jusque là, elle avait accompagné la vie dans son dynamisme naturel. Or, il y avait quelque chose de neuf dans le fait d’avoir, non plus à porter l’enfant, mais à s’en occuper. Sa maternité prenait une nouvelle dimension. Maintenant qu’elle avait vu son visage, ses yeux, ses mains, maintenant qu’elle l’avait touché, elle ressentait ses besoins, ses attentes, ses douleurs, comme des appels qu’il lui adressait à elle, personnellement, parce qu’elle était sa mère. Elle se rendait compte combien toute sa vie serait marquée, consacrée par cette relation de mère à fils. Dans cet acte banal d’avoir, pour la première fois, à langer et à coucher Jésus, Marie découvrait tout le mystère de sa vie: elle était et demeurerait, à jamais, la mère de Jésus, le Christ Sauveur.
Mais il serait insuffisant d’en rester là, de ne pas méditer un peu plus profondément sur ce mystère de la maternité de Marie. Car dans les simples gestes de cette maman se jouait autre chose: Marie apprenait à connaître et aimer Dieu. De même que nous ne connaissons le Père que par le Christ, de même Marie n’a connu le Père que par le Christ, par son fils. Elle n’a connu le Père qu’en étant mère du Christ parce que Dieu s’était approché d’elle jusqu’à naître en sa chair. Si bien que chacun des gestes accomplis pour son fils la rapprochait de Dieu: avait-il faim? Avait-il froid? Pleurait-il? Marie s’approchait alors de Jésus. Et à chaque fois qu’elle s’approchait de Jésus, elle se rapprochait de Dieu. En servant Jésus, elle servait Dieu. Toute l’intimité qui se déployait entre elle et son fils la faisait pénétrer dans une intimité plus profonde avec Dieu. Vous êtes-vous jamais demandé, frères et sœurs, comment Marie avait dû changer sa manière de prier après la naissance de Jésus? Avant la naissance, elle pratiquait la Loi de Moïse, elle entretenait en elle la mémoire des hauts faits du Seigneur, qui avait scellé une Alliance avec son peuple et l’avait guidée tout au long de son histoire, elle allait en pèlerinage à Jérusalem, au Temple. Au Temple, elle se tenait sur le parvis des femmes, elle voyait de loin le Saint, et le Saint des Saints au cœur du sanctuaire, là où seul le grand-prêtre pénétrait, derrière le voile, pour se tenir en la Présence de Dieu. Dieu était au milieu de son peuple, Dieu était présent au cœur de son peuple, Dieu était même présent en son cœur de femme juive. Elle désirait alors certainement vivre chaque jour dans une plus grande proximité avec son Seigneur, mais elle savait qu’il y aurait toujours un voile entre elle et son Dieu. Elle savait que le grand Moïse lui-même n’avait pu voir la face de Dieu. Or, voici qu’après cette naissance, la face de Dieu avait pris un visage de petit enfant, le visage de son petit enfant. Dieu s’était fait proche d’elle jusqu’à pouvoir être touché, caressé, bercé. Dieu s’était fait proche physiquement, de manière palpable. Marie se trouvait plus proche de Dieu qu’aucun grand-prêtre dans le Temple de Jérusalem, plus proche même que le grand Moïse.
Marie accédait ainsi à une connaissance véritablement intime de Dieu. Récitait-elle les psaumes? Par exemple le psaume 2: «Le Seigneur m’a dit: tu es mon fils. Moi, aujourd’hui je t’ai engendré». Ces paroles, autrefois énigmatiques, elle les comprenait maintenant. Ce fils dont le psaume parlait, c’était Jésus, son fils à elle. Mais alors, de même qu’elle était sa mère, ce fils avait un Père dans les Cieux. Et cet engendrement dont le psaume parlait, c’était l’engendrement de son fils à elle. De même qu’elle avait engendré Jésus temporellement dans son humanité, le Père engendrait éternellement ce Fils unique dans la divinité. Et Marie se rappelait alors les paroles de l’ange à l’Annonciation: «l’Esprit-Saint viendra sur toi».
Ainsi, par sa maternité, la vie de Marie se trouvait placée au cœur de la vie même de Dieu: lorsqu’elle s’adressait à Dieu, elle s’adressait au Père de son fils, dans l’Esprit-Saint. Lorsqu’elle s’adressait à Dieu, elle s’adressait à Lui comme une mère. Tous les événements de sa vie, Marie les vivait pour ainsi dire dans le cœur même de Dieu, comme une mère: tout ce que faisait son fils la conduisait vers le Père. Le Fils obéissait à la volonté du Père. Le Père accomplissait par le Fils son dessein de Salut. Tout cela, elle le vivait en son cœur, elle le «méditait en son cœur» .
Or, voici qu’apparaît une troisième dimension de la maternité de Marie. Étant mère de son fils, Marie était conduite à une connaissance intime de Dieu, Père, Fils et Esprit-Saint. Mais cette connaissance ne restait pas sans fruit. Cette connaissance appelait sa participation à elle, à l’accomplissement du Salut des hommes. Pensons à nouveau à ces simples gestes de mère, ces premiers gestes d’avoir à langer et coucher son enfant dans la crèche. Comme toute mère, Marie s’aperçoit alors que son enfant a besoin d’elle, qu’il attend d’elle des soins, de la tendresse, de la nourriture, et, plus tard, une éducation, une transmission de tout ce dont un homme a besoin pour grandir. Mais, à la différence des autres mères, tout ce que Marie faisait pour son fils la faisait participer à la mission de son fils sur la terre. L’attention qu’elle portait à son fils devenait une attention à l’œuvre que son fils devait accomplir: le salut des hommes.
Tu es vraiment Mère de Dieu, tu es vraiment Mère des hommes, ô Marie, notre mère.