En cette fin de décembre particulièrement sombre et froide, alors que l’humanité était si déboussolée, si inquiète de ses violences et de ses folies, un vieux rabbi se décida à monter au Ciel: » Seigneur « , interrogea-t-il, » Que fais-tu? Pourquoi tardes-tu? Comment peux-tu rester loin de notre détresse? Descend donc, tout le monde t’attend. »
Le Seigneur, voulant le mettre à l’épreuve, pris un air sceptique et désabusé: » Pauvre naïf, ce n’est pas moi qu’attendent les hommes. Regarde-les donc: que cherchent-ils? qu’attendent-ils? Ils courent après la santé, après la réussite et la richesse, après le savoir ou la tranquillité. Bref, ils cherchent leur épanouissement, personnel, familial, social, affectif. Moi, je ne les intéresse pas. »
Alors le Rabbi, perdant patience, cru pouvoir faire la leçon à Dieu: » Serais-tu donc un Dieu au regard court et à la main paresseuse. N’es-tu pas capable de comprendre cette humanité que tu as créée? Ne saisis-tu pas ce qui se cache dans ces désirs, au fond des cœurs? Ne vois-tu pas que tous ces hommes qui ont faim et soif de nourriture, de santé, de paix, de reconnaissance et d’amour, c’est toi qu’ils attendent, même sans le savoir? Oublierais-tu que c’est toi qui as créé ces cœurs libres, avides de bonheur et de plénitude, et que c’est vers toi que tous marchent à tâtons, dans l’obscurité? Vas-tu longtemps faire le fier et ne pas reconnaître l’immense attente spirituelle qui se cache derrière tous ces désirs humains? Ou alors, si tu n’as pas compris que toute attente est attente de toi, alors oui, ce n’est pas toi que nous attendons. Reste où tu es; tu as raté ton oeuvre. »
Le rabbi, certes, raisonnait juste. Malgré tout, il se trompait. Car Dieu avait compris tout cela. S’il retardait sa venue, c’est que les hommes, eux, ne l’avaient pas compris. Plus exactement, Dieu était déjà venu, et combien souvent! Mais jamais les hommes n’avaient voulu le reconnaître. Il était venu chez lui et les siens ne l’avaient pas reçu. Les hommes, certes, cherchaient tous plus ou moins Dieu et criaient vers lui. Mais chaque fois que Dieu prenait l’initiative de répondre concrètement, de descendre, de frapper à la porte, les hommes préféraient ne pas ouvrir. Ils lui faisaient signe d’aller plus loin. Ils voulaient bien du secours, mais du secours à leur mesure; de la vie, mais de la vie à taille humaine.
Dieu se mettait-il à leur parler pour leur enseigner la vérité: ils n’acceptaient pas une parole extérieure, une parole à laquelle se soumettre; ils refusaient de croire et, par peur, ne considéraient comme vrai que ce qu’ils pouvaient voir et maîtriser.
Dieu se mettait-il à leur enseigner la manière d’agir pour atteindre le bonheur: ils n’acceptaient pas qu’on leur dicte une morale; par peur, ils voulaient décider par eux-mêmes de leur comportement.
Dieu se mettait-il à les rassembler en un seul peuple, afin de les construire dans l’unité et la communion: par peur, ils préféraient aller chacun de son côté, chacun pour soi.
Dieu prétendait-il devenir le tout et l’absolu de leur vie, leur seule vraie lumière, leur seule vraie nourriture: par peur, ils redoutaient cet exclusivisme et ne voulaient rien abdiquer de leur jalouse indépendance. Toujours la peur de perdre quelque chose. Dieu à notre mesure, tant qu’il ne veut pas tout prendre et devenir notre tout.
» La vérité « , dit Dieu au rabbin, » c’est que tous ces désirs avec lesquels je vous ai créé, tous ces désirs qui vous font exister, vous avez été incapables de les épanouir, incapables de les bâtir harmonieusement. Plutôt que de faire de vous, de chacun de vous, de véritables maisons humaines, des édifices équilibrés, aux murs bien agencés, ouverts les uns sur les autres en une véritable ville, vous n’avez su édifier que de méchantes cabanes, mal construites, fragiles, toujours menacées de l’intérieur et de l’extérieur, rassemblées en un immense et désolant bidonville. Depuis Adam, vous avez perdu le secret de la vraie construction, ce germe d’amour divin que j’avais placé en vous et que vous avez rejeté. Voilà pourquoi finalement, en mon Fils, je me suis décidé moi-même à tout perdre, à devenir tout vous-mêmes. »
Et c’est exactement ce qui se passe aujourd’hui, jour de Noël. Nous voyant incapables de construire nous-même notre humanité, incapable d’accepter une aide extérieure, par peur d’être dépossédé, il s’est résolu à descendre silencieusement au plus profond de notre humanité, pour la reconstruire de l’intérieur. Et le Verbe s’est fait chair et il a fait sa demeure parmi nous. En prenant sur lui notre humanité, toute notre humanité, il assume tous nos désirs. Il n’en écarte aucun. Il a voulu, comme nous, avoir faim et soif de nourriture, de santé, de paix, de reconnaissance et d’amour. Il a voulu avoir besoin d’une mère, d’une famille, d’amis, de paix. Loin de rejeter nos attentes, il les toutes prises sur lui, même les plus humbles et les plus concrètes.
Oui, le Verbe s’est fait chair, et il a fait sa demeure parmi nous. Aujourd’hui, en ce saint jour de Noël, nous célébrons l’anniversaire de notre reconstruction, l’anniversaire de la construction de l’humanité nouvelle. En prenant notre humanité, le Verbe assume tous nos désirs comme autant de pierres avec lesquelles il veut nous reconstruire. Mais voilà, plutôt que de céder à cette peur de tout perdre, il vient déposer au centre de cet édifice nouveau, au milieu de toutes ces pierres, la toute puissance d’amour de sa divinité. En lui, l’humanité retrouve le plan originel que Dieu avait conçu, un plan qui en son Fils ne s’impose pas de l’extérieur, mais qui vient tout fortifier, tout unifier de l’intérieur.
Car loin de se contenter de dresser les murs de cette humanité nouvelle, il va en planter très profond les fondations, en se laissant lui-même dresser sur la croix. Par la croix, il prend sur lui toutes les blessures et souffrances de nos désirs désordonnés. Par la force de son désir infini, il transfigure de l’intérieur tous nos désirs, sans les supprimer, mais en les purifiant au feu de son amour. Et il devient ainsi le principe intérieur d’équilibre, capable de faire tenir ensemble tous les murs jusque là branlants de notre humanité.
Frères et sœurs, en ce saint jour de Noël, contemplons la naissance de notre humanité nouvelle. Ce Corps qui gît dans la crèche, c’est notre corps, notre corps véritable, l’humanité renouvelée de chacun d’entre nous. Non plus une fragile cabane toujours menacée de ruine, au milieu d’un bidonville de misère et de violence; pas non plus une météorite tombée du ciel pour écraser nos désirs. Dans la douceur et l’humilité de la force de Dieu, c’est notre corps recréé par Dieu, de l’intérieur, par amour. En lui seul nous pouvons tenir et grandir; en lui seul nous pouvons former, tous ensemble, la ville sainte, la Jérusalem nouvelle descendue d’auprès de Dieu en cette nuit bienheureuse. Car, à tous ceux qui l’ont reçu, il a donné pouvoir de devenir enfant de Dieu.