Homélie donnée le samedi 27 février à 18h et le dimanche 28 à 21h.
Le 11 septembre 2001, les deux tours américaines du World Trade Center à New York s’écroulent. Il ne s’agit pas d’une malfaçon ou d’un séisme comme dans l’Évangile d’aujourd’hui mais d’un suicide meurtrier à connotation idéologico-religieuse, contraire à l’une des plus antiques méditations sur le martyre : « Nul n’a le droit de se donner pour martyr du moment qu’il n’observe pas la charité fraternelle » (De unitate Ecclesiae, 14) observait saint Cyprien en pleine persécution des chrétiens dans l’antiquité. Que dit le Seigneur face à un tel crime commis avec l’ampleur de ces crashs volontaires d’avions civils ? Dirait-il comme jadis : « Si vous ne vous convertissez pas, vous périrez comme eux tous » (Lc 13, 3. 5) ?
Le danger vient souvent dans notre esprit de la confusion entre le mal moral – ici l’assassinat injuste d’innocents – et le mal physique, une catastrophe naturelle ou la légitime défense d’un État, telle l’exécution des Galiléens – qui au reste prêterait moralement à discussion dans notre situation culturelle où la peine de mort est désavouée. C’est pourtant l’exemple pris, sans doute à dessein, par Jésus qui annonce sa mort future par Pilate, cet homme impitoyable.
Peut-on encore parler comme Jésus ? Si cela semble si difficile, qu’affirmer du mal qui sans cesse se développe autour de nous ? Dieu est-il encore provident ? Agit-il selon son gouvernement divin ? Ou bien, a-t-il laissé les créatures à leur libre-arbitre sans plus se soucier d’elles ? Ou encore, s’est-il lassé à nous guider ? Notre incorrigibilité l’a-t-il définitivement fatigué ? « À midi », est-il écrit, « Élie se moqua d’eux et dit : “ Criez plus fort, car c’est un dieu : il a des soucis ou des affaires, ou bien il est en voyage ; peut-être il dort et il se réveillera !”» (cf. 1 Rois 18, 27). La Bible a déjà évoqué depuis longtemps ce blasphème d’un prétendu éloignement de Dieu.
Si Dieu se soucie vraiment de nous et nous aide comme il peut, faudrait-il alors supprimer la toute-puissance divine de nos credos ? Conviendrait-il de changer notre foi et notre espérance eu égard aux temps de plus en plus redoutables quand nous songeons par exemple aux événements qui ont ensanglanté de manière absurde la France, fin 2015 ?
[(
« Dieu est unique et il est l’unique Dieu », affirmait Benoît XVI il y a peu d’années, « il n’y a pas d’autre pouvoir contre Lui ! Nous savons qu’aujourd’hui, avec les maux toujours plus grands que nous affrontons dans le monde, beaucoup doutent de la Toute-puissance de Dieu. Plus encore, [divers théologiens — même valables —] certains disent que Dieu ne serait pas tout-puissant, car la toute-puissance ne serait pas compatible avec ce que nous voyons dans le monde. Et ainsi, ils veulent créer une nouvelle apologie, excuser Dieu et ‘disculper’ Dieu de ces maux. Mais cela n’est pas la manière juste, car si Dieu n’est pas tout-puissant, si d’autres pouvoirs forts existent et demeurent, il n’est pas vraiment Dieu et il n’est pas l’espérance, car à la fin resterait le polythéisme, à la fin resterait la lutte, le pouvoir du mal. Dieu est tout-puissant, l’unique Dieu » (Benoît XVI, Rencontre avec le clergé de Rome, Lectio divina, 23 février 2012).
)]
Oui, notre espérance ne peut être déçue (cf. Rm 5, 5). Loin de tout manichéisme, opposant à Dieu un Mal aussi puissant que lui, l’Écriture vraiment interprétée laisse une traînée d’espérance dans un monde déboussolé et mélancolique, car souvent définalisé. Ce qui rend à l’homme son espérance, c’est la foi en la toute-puissance divine aidante, secourante, miséricordieuse, motif profond de notre espérance, « hier, aujourd’hui et toujours » (cf. He 13, 8).
En vérité, Dieu ne change pas, Dieu le « Père des lumières, chez qui n’existe aucun changement, ni l’ombre d’une variation » (cf. Jc 1, 17). En outre, Dieu libre nous a créés libres, à son image et ressemblance (cf. Gn 1, 26-27). S’il peut tout, il ne forcera jamais nos volontés eu égard à nos libertés. Dès lors, la volonté intérieure de l’homme ne peut être contrainte par rien, même pas par Dieu (cf. Thomas d’Aquin, De veritate, q. 22, a. 8). C’est à la fois magnifique et terrible. Magnifique car nous sommes réellement libres, terrible car nous disposons d’une puissance qu’on ne peut pas fixer, mais seulement limiter par ce qui est plus fort que nous. Ce constat peut nous donner le vertige. Comment resterons-nous encore en vie ?
La limitation à nos malheurs déclarait saint Jean-Paul II vient de la compassion divine. « La limite imposée au mal, dont l’homme est l’auteur et la victime, est en définitive la Divine Miséricorde » (Mémoire et identité, p. 71). L’Année de la Miséricorde nous a aidés à saisir tout le poids de cette affirmation. La puissance de méchanceté de l’homme est telle qu’elle pourrait nous anéantir facilement si Dieu ne la limitait pas. Le cœur de l’homme est compliqué et malade – « rusé plus que tout et pervers », enseignait le prophète Jérémie (Jr 17, 9-10) – et les desseins mauvais de son cœur pullulent depuis l’origine (cf. Gn 6, 5 ; Gn 8, 21), mais aujourd’hui avec une force d’action accumulée par le temps, la science et l’expérimentation.
Dieu limite les effets de cette méchanceté, car Dieu ne veut pas le mal. Certes, il le permet, mais en sorte qu’il puisse tirer un bien que nous ne voyons pas immédiatement (cf. Rm 8, 28). C’est là toute notre difficulté car nous manquons de recul, de perspective. Nous sommes rivés à ne voir qu’à travers un tout petit prisme, face à l’immensité du réel. Populairement, l’homme le reconnaît volontiers en affirmant que chacun voit midi à sa porte.
Dieu voit tout et sa miséricorde ne peut rester statique. Le 12 février 2016, le pape François et le patriarche de Moscou, Cyrille, n’ont pas hésité à déclarer à Cuba au sud des États-Unis, le premier pays occidental à avoir libéralisé l’avortement : « Nous appelons chacun au respect du droit inaliénable à la vie. Des millions d’enfants sont privés de la possibilité même de paraître au monde. La voix du sang des enfants non nés crie vers Dieu (cf. Gn 4, 10) » (12 fév. 2016). C’est l’accent de la justice qui s’exprime ici comme dans l’Évangile de ce jour. Ce cri ne peut se taire que par « le baiser donné par la miséricorde à la justice » (Jean-Paul II, Dives in misericordia, n°9), embrassade qui s’obtiendra au jour de notre plus grande conversion. En attendant, « Dieu n’est pas venu supprimer la souffrance, ni même l’expliquer, il est venu la vivre » en Jésus-Christ (cf. Paul Claudel).