Elle s’appelait Svetlana. Elle venait chercher de l’eau au puits à midi à l’heure où le soleil est le plus fort pour que personne ne la rencontre. Elle avançait pratiquement masquée. Elle fuyait ses anciennes connaissances issues de ses précédentes ruptures. En voyant au puits de Jacob un bel homme de 30 ans assis sur la margelle avec une rare prestance, lumineux, elle pense aussitôt à une liaison possible, peut-être au mariage rêvé jamais réussi. De manière inouïe, elle se ressent elle aussi lumière à son contact, Photina l’appellent les Grecs, Svetlana disent les Slaves, Світлана les Ukraïniens pour qui nous prions particulièrement…, c’est-à-dire la Lumineuse. Mais elle n’a jamais vraiment été heureuse jusqu’alors en tout ce qu’elle cherchait, allant de déception en déception : seule « l’eau vive » pouvait purifier ses ténèbres. Telle était la façon imagée de présenter la Samaritaine par un archevêque de Paris à des jeunes lycéens en 1969 ! Tous comprirent que Jésus a soif mais surtout des âmes. C’est ce que chacun peut comprendre ici en ce moment. Ce texte est resté pour beaucoup une lumière au milieu d’une vie souvent marquée par des tensions et des contradictions car les amours ici-bas sont fréquemment marqués par la jalousie et les exclusions.
« La soif torture les hommes en ce monde, et ils ne comprennent pas qu’ils se trouvent dans un désert où c’est de Dieu que leur âme a soif. Disons donc, nous : “Mon âme a soif de toi.” Que ce soit le cri de nous tous, car unis au Christ nous ne faisons plus qu’une seule âme. Puisse notre âme être altérée de Dieu. Les yeux fixés sur la résurrection du Christ dont Dieu nous donne l’espérance, au milieu de toutes les carences qui nous accablent, monte en nous la soif de la vie incorruptible. Notre chair a soif de Dieu » (Rituel des scrutins – S. Augustin).
Jésus propose un double dépassement à Svetlana : dépassement de ses déviations morales personnelles et de l’hérésie en une forme idolâtrique acquise collectivement par la vie sociale. La Samaritaine ne suit pas le vrai culte d’Adonaï institué à Jérusalem depuis David et Salomon, elle se situe dans le schisme de Jéroboam, encore qu’elle adore le Dieu unique. Songeons aujourd’hui aux juifs pour qui Jésus-Christ reste un inconnu voire un imposteur. Songeons à ceux qui prétendent avoir la foi d’Abraham (cf. Nostra aetate, n° 3) et qui restent sur le seuil de la foi. L’Écriture nous convie à garder la pleine confiance (cf. Ml 1, 11 ; He 11, 6), et l’espérance pour les hommes de bonne volonté dans la mesure où ils vivent dans une voie religieuse qui cherche à plaire à Dieu, encore que ce chemin soit déficient par rapport à « l’unique vraie religion » (Dignitatis humanae, n° 1) enseignée à Vatican II. Notre prière en ce jour s’exprime avec foi pour leur conversion. Elle ne peut être vaine.
À l’instar des sept signes-miracles dans l’Évangile de saint Jean, six ou sept fois des femmes marquent les étapes de la vie terrestre de Jésus. Souvent leur intuition de femmes les aide à discerner les temps de la Rédemption. Chaque kairos (temps de révélation) occasionne un pas de plus à accomplir pour le Christ. En premier, la bienheureuse Vierge Marie provoque Jésus à Cana pour qu’il débute sa mission publique ; puis vient en second la Samaritaine qui pousse Jésus à dépasser les bornes étroites du Judaïsme. En troisième, apparaît la femme adultère qui stimule Jésus dans sa mission pour les pécheurs. En quatrième, Marthe qui obtient la plus belle profession de foi de Jésus : « Je suis la Résurrection et la Vie » (Jn 11, 25). Très proche, se trouve Marie de Béthanie, la sœur de Marthe, la cinquième, qui le fait pleurer de compassion à cause de la mort de Lazare, l’ami très cher. Et puis en sixième, les saintes femmes au pied de la Croix qui voient l’Église être conçue dans la douleur. Enfin en septième position, Marie Madeleine, témoin de la Résurrection pour un monde nouveau, celui qui vient, le ba olam de la tradition juive qui vient enfin : « Le salut vient des Juifs. »
Avant d’être l’apôtre du Messie chez les Samaritains, Svetlana doit d’abord confesser son profond déficit moral que Jésus vient guérir puisqu’elle a vécu avec cinq hommes différents et que le sixième n’est pas son mari. Jésus aborde franchement cette double obscurité, affective et dogmatique. Il veut que le voile doublement épais — moral et religieux — tombe, à l’instar du déchirement de celui du Temple lors de sa mort qui se rompt doublement (cf. Lc 23, 45). Spirituellement, c’est quand l’homme se convertit que le rideau s’affaisse ou se déchire. « C’est quand on se convertit au Seigneur que le voile est enlevé » (2 Co 3, 16). Svetlana voit resplendir la lumière et retrouve sa vocation : annoncer la bonne nouvelle de Jésus le Messie, la lumière du monde.
La lumière dans un endroit poussiéreux fait resplendir les particules suspendues dans l’air qu’il était impossible de voir avant. La lumière du Christ provoque en nous une opération de vérité sur nous-mêmes, parfois pénible, éprouvante. C’est consternant souvent, et la Samaritaine est comme obligée de rentrer dans sa ville ne pouvant rester sous le phare de la lumière : « Il m’a dit tout ce que j’ai fait » (Jn 4, 39). Jésus a le don de lecture dans les cœurs, la cardiognosie ; ce charisme si manifeste ici apparaîtra dans la vie de l’Église comme une participation à la vie du Christ.
En attendant de bénéficier d’une telle lumière par un frère gratifié de ce don, il existe une souffrance commune qui consiste à ne pas savoir ou souvent à mal interpréter ce qu’autrui pense : « L’une des misères de la condition humaine est de ne pas connaître le cœur d’autrui » (Augustin, Enarrationes in Psalmum 30 ; PL 36, col. 237).
Prions au cours de cette messe pour que se lèvent des guides éclairés, de vrais pasteurs dans l’Église, qui aient le sens profond des cœurs, le discernement des âmes pour leur bien, et prions en particulier pour le futur curé de notre paroisse. Amen.