Homélie du 2 avril 2000 - 4e DC

« La souffrance, le péché et le salut »

par

fr. Serge-Thomas Bonino

Faut-il parler de la souffrance? Ai-je même le droit de disserter sur le malheur d’autrui, moi qui, pour l’instant, reste sur la rive de ce fleuve effroyable? Ne vaut-il pas mieux se taire, tant le caquetage des amis de Job sonne faux? Une présence, silencieuse, compatissante, ne dit-elle pas infiniment plus que tous les discours qui tiennent la souffrance à distance?

Et pourtant, frères et sœurs, il faut parler de la souffrance. Non pas, sans doute, à celui qui souffre, mais à ceux qui, comme vous et moi, se préparent au grand combat de la souffrance. L’homme est ainsi fait qu’il a besoin de comprendre. Besoin de lumière pour son intelligence car l’absurde et le non-sens redoublent sa détresse. Pourquoi Dieu permet-il la souffrance? Le malheur a-t-il un sens? Si le christianisme, sur ces questions vitales, n’ose plus exprimer une parole de sagesse, il n’a vraiment plus rien à dire.

Pour les apôtres, qui croisent le malheur en la personne de l’aveugle-né, le problème est assez simple: «Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle?» (Jn 9, 2). Et ne prenons pas cette question à la légère. Car elle découle d’une conviction qui traverse toute la Bible: la souffrance des hommes a quelque chose à voir avec le péché. Plus précisément, elle en est une conséquence. En effet, Dieu est l’Unique, le Tout-puissant, Maître absolu de toutes choses. De sorte que rien ne se produit, au ciel ou sur la terre, que Dieu, dans sa providence, ne le veuille ou, à tout le moins, ne le permette. «Pas un moineau ne tombe à terre indépendamment de votre Père» (Mt 10, 29), affirme Jésus. Dieu n’est pas impuissant face au malheur – sinon comment pourrait-il nous en libérer? Le malheur n’échappe à la souveraineté de Dieu. S’il existe, c’est donc que Dieu le permet. Mais, pourquoi? Dieu prendrait-il plaisir à la souffrance? Jamais. Au grand jamais. Dieu ne veut et ne peut vouloir que le bien. Par conséquent, s’il permet le malheur, c’est qu’«à quelque chose malheur est bon». De fait, le malheur est bon dans la mesure où il est une peine, une sanction, et que la peine est justement un mal qui débouche sur un bien: elle rétablit cette valeur fondamentale qu’est la justice; elle corrige; elle provoque à la conversion… Bref, les apôtres n’ont pas tout à fait tort de supposer que le malheur de cet aveugle trouve son explication dans quelque péché.

Oui, mais «qui a péché?» Longtemps, les hommes de la Bible ont cru que chaque souffrance personnelle était la conséquence directe d’un péché personnel. Et c’est pourquoi les amis de Job – comme les apôtres devant l’aveugle – s’obstinent à soupçonner en lui quelque faute secrète qui seule, à leurs yeux, peut justifier le terrible malheur dont Dieu l’accable. Mais – soyons clairs – cette explication ne résiste pas à l’expérience. Non seulement, les méchants jouissent, du moins ici-bas, d’une étonnante impunité mais les justes, les innocents – ou, plutôt, les petits pécheurs – ont parfois plus que leur compte de souffrance. La répartition est loin d’être équitable!

Décidément, la souffrance ne peut être la sanction d’un péché personnel, de sorte qu’il n’y a pas à culpabiliser, à se croire nécessairement coupable de son propre malheur ou à faire de toute victime un coupable qui s’ignore. Mais alors, puisque la souffrance doit être la peine d’un péché, de quel péché s’agit-il? «L’Église – je cite le Catéchisme (n° 403) – a toujours enseigné que l’immense misère qui opprime les hommes […] est incompréhensible sans son lien avec le péché d’Adam», avec le péché originel. Essayons de comprendre: Dieu n’a pas fait la mort (Sg 1, 13). Ni la souffrance ni la mort n’entrent dans son projet pour l’homme car, dès qu’on réfléchit trente secondes sur ce que c’est que l’esprit – la pensée, l’amour, la liberté… – et ce que c’est que la matière, il apparaît scandaleux qu’un être spirituel comme l’homme soit broyé par les forces aveugles de la matière. Non, Dieu n’a pas créé l’homme dans l’état d’humiliation que nous connaissons aujourd’hui. Reste donc une seule solution: l’homme s’y est mis lui-même, par sa faute. Il a lui-même rompu le lien d’amour qui le plaçait sous la protection spéciale de Dieu et, ce faisant, Adam a perdu, pour lui et pour sa descendance, les dons qui, dans le projet initial de Dieu, devaient le préserver de la souffrance et de la mort. L’homme s’est ainsi livré pieds et poings liés aux forces de la nature qui, depuis, l’écrasent. Sans cette mystérieuse «cassure» aux origines de l’humanité, la souffrance de l’homme serait inexplicable, injuste, et Dieu cruel. Mais non, «c’est par un homme, affirme saint Paul, que le péché est entré dans le monde et par le péché, la mort» (Ro 5, 12), car «la mort est le salaire du péché» (Ro 6, 23).

Voilà une bonne nouvelle, une excellente nouvelle: elle signifie que la souffrance n’est pas pour l’homme une fatalité. Elle peut donc être vaincue puisqu’elle découle non de quelque sombre nécessité cosmique mais de la liberté de l’homme. Or, ce qu’un homme a brisé, un autre homme peut le réparer. Et, de fait, Jésus, en opérant, à l’intime des cœurs, le pardon des péchés a tari la source de la souffrance; il nous a ouvert l’espérance d’un avenir où il n’y aura plus ni pleurs ni larmes.

C’est pourquoi, face au malheur, Jésus nous invite à ne pas trop nous attarder à la recherche des causes – «Ni lui ni ses parents n’ont péché», au sens de: «l’essentiel n’est pas là!». Il tourne plutôt notre regard vers la victoire finale: «C’est afin que les oeuvres de Dieu soient manifestées en lui», en cet aveugle de naissance, symbole de l’humanité plongée dans la nuit. «Dieu est Lumière, en lui point de ténèbres» (1 Jn 1, 5) et l’œuvre de Dieu, la première oeuvre de Dieu, l’œuvre du premier jour, c’est la lumière. Dieu n’a pas voulu les ténèbres du péché. Pourtant, s’il les a laissées s’étendre sur sa création, c’est qu’il savait que, de ces ténèbres mêmes, il ferait surgir, en Jésus-Christ, un Jour nouveau qui n’aura pas de déclin. «Heureuse faute d’Adam qui nous a valu un tel Rédempteur!» Et saint Augustin, le grand saint Augustin, nous livre la clé, le secret sur lequel s’arc-boute toute l’espérance chrétienne: «Dieu ne permet le mal que parce qu’il est assez puissant et bon pour en tirer un bien plus grand». Quel est, pour chaque malheur, ce bien plus grand? La plupart du temps, nous n’en savons absolument rien. Mais ce que nous savons, c’est qu’il existe et que Dieu le connaît. Et cela nous suffit pour ôter à la souffrance l’aiguillon désespérant de son absurdité. Nous savons qu’avec Dieu jamais le malheur n’aura le dernier mot et, en nous aussi, les oeuvres de Dieu seront manifestées.

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