Le mystère de la Sainte Trinité, mystère de l’intimité de Dieu, est le plus insondable, le plus déroutant des mystères, le plus inaccessible à la raison humaine laissée à ses seules forces. Il est comme le symbole de ce que la religion chrétienne a d’inassimilable par le monde, et il est la pierre d’achoppement avec les religions non chrétiennes.
A la fin du siècle dernier, au temps de l’anticléricalisme agressif et de la laïcité de combat, se multiplièrent les réunions publiques dans les théâtres de sous-préfecture où quelques ténors du clergé affrontaient des représentants qualifiés de la Libre Pensée. On s’y rendait comme au spectacle. Bien évidemment, les laïques faisaient leurs délices de l’affirmation de notre foi trinitaire. C’est ainsi qu’un jour eut lieu le dialogue suivant
– «Vous ne me ferez pas croire, l’abbé, que 1 + 1 = 1!»
– «Mon cher ami, répondit l’ecclésiastique, pourquoi prendre la plus simple, pour ne pas dire la plus ordinaire des opérations? Faisons mieux, prenons la multiplication. Vous conviendrez alors, je pense, que 1 x 1 x 1 = 1!»
– «Vous êtes un coquin l’abbé qui essayez, comme d’habitude, d’abuser les faibles. Pourquoi, en effet, prendre le chiffre 1? Si vous prenez 10 x 10 x 10 cela ne fait pas 10 mais 1000!»
– «Ah malheureux! Je vous y attendais, et vous y êtes: vous êtes tombé dans vos propres filets, et tout ceux qui sont ici vont le voir avec évidence. En effet, ce n’est pas 10, ni 100, ni 1000, ni plus encore qu’il faut prendre pour Dieu, mais, c’est la définition même de Dieu, il faut prendre l’infini. Et moi je vous dis que l’infini x par l’infini x par l’infini, cela ne fait pas plusieurs infinis – ce qui est absurde – mais l’infini!»
On imagine le tumulte dans la salle entre la Libre Pensée qui s’insurge et le parti calotin qui entend triompher.
Ce genre d’argumentation, d’un côté comme de l’autre, est non seulement aujourd’hui démodé, mais de tout temps est tout à fait hors sujet; comme si l’intimité de Dieu pouvait être exprimée par les symboles mathématiques!
Revenons plutôt et inlassablement à la confession de notre foi: Dieu est unique, il n’y en a pas d’autres. Il est Père, Fils et Saint-Esprit. Ce sont trois Personnes réellement distinctes qui sont un seul Dieu. Une unique substance, indivisée, absolument simple en trois Personnes.
Devant la prédication de ce mystère, la première attitude de la foi sera, non à chercher à comprendre, mais à prendre possession de cette révélation dans et par l’adoration. Cette adoration n’abaisse pas l’homme mais l’ouvre aux profondeurs de Dieu et permet ensuite de saisir certaines constantes qui, dans la création comme dans la rédemption, manifestent cette présence du mystère intime de Dieu. D’une façon très générale, on peut en effet dire que le Dieu unique en trois Personnes est l’affirmation la plus haute et décisive de la réconciliation entre l’un et le multiple, et pour nous les hommes de l’individu et de la communauté, il faut en effet reconnaître le sens de l’individualité de chacune de nos personnes et l’appel à réaliser entre nous la communauté la plus étroite. Notre vie morale est marquée du sceau de la Trinité parce que c’est d’Elle que nous venons et vers Elle que nous nous acheminons. Il nous faut tenir en nous-mêmes, parce que c’est une marque trinitaire dans notre vie, à la fois le souci de notre propre personnalité – être vraiment soi-même – et le sens d’une vraie vie communautaire – familiale, sociale, ecclésiale -. Ni individualisme farouche qui nie la nature communautaire de l’homme, ni collectivisme débridé qui nie la dignité unique et irremplaçable de chaque être. On songe d’emblée au mariage qui de deux personnes fait indissolublement «une seule chair». Plus encore, c’est sur ce modèle que saint Paul a présenté le mystère d’unité du Christ et de l’Église son épouse. La foi trinitaire qui semble nous dépasser de si haut et requérir l’humiliation de notre intelligence, au contraire est nécessaire pour saisir combien la vie de l’homme est marquée par la réconciliation de l’un et du multiple, de l’identité et de l’altérité.
La confession de foi trinitaire nous apprend, en effet, que l’unité des hommes entre eux, que ce soit dans la famille, la Cité ou l’Église – les principales communautés dont nous sommes membres -, ne vient pas de quelque principe fédérateur qui nous serait extérieur, telles que la loi, l’obéissance qui lui est due, la répression qui en assure le respect, mais de l’Esprit d’amour. Car c’est l’Esprit du Père et du Fils qui est la communion du Père et du Fils; et c’est le même Esprit qui en chacun de nous est dans l’amour. Voilà une marque trinitaire en chacune de nos vies, voilà le chemin tracé pour rejoindre le mystère et en vivre dès ici-bas. De la contemplation du mystère d’unité des trois Personnes qui sont un seul Dieu, nous sommes renvoyés à la vocation d’unité du genre humain à l’image de la Trinité. Ainsi le mystère si déroutant de prime abord de la vie intime de Dieu peut devenir la lampe qui éclaire chacune de nos vies, qui rayonne en chacune des communautés que nous formons, qui donne son vrai sens à toute vie humaine: aller vers l’unité de l’amour, vivre de la charité, pour la charité, dans la charité de Dieu.