« L’abîme appelle l’abîme : Péché de l’homme et miséricorde de Dieu »


«Finalement, il n’y a pas de grandes personnes.» Cette boutade d’un aumônier de la Résistance, qui en avait pourtant, comme on dit, entendu de vertes et de pas mures, touche juste. Car, finalement, la plupart des hommes sont de grands enfants, et, à y regarder de plus près, même leurs comportements apparemment les plus nocifs relèvent souvent de l’enfantillage. Bref, nous sommes plus bêtes – ou peut-être plus malheureux – que vraiment méchants.
D’où, surtout chez l’homme au cœur pur et bon, une propension assez spontanée a la compréhension et à l’indulgence. Et cette propension, il est normal que nous l’attribuions à Dieu lui-même. Ne sait-il pas «de quoi nous sommes façonnés»? Ne se souvient-il pas «que poussière nous sommes» (Ps 103, 14)? Ne tient-il pas compte de nos faiblesses et nos limites? Oui, Dieu, parce qu’il est juste, est indulgent.
Mais – attention – avec l’indulgence de Dieu, nous n’avons pas encore atteint le mystère, plus intime, de sa miséricorde. Car Dieu ne se contente pas d’excuser nos bêtises; il va beaucoup plus loin: il pardonne nos péchés. Et c’est tout différent. Autant l’indulgence s’adresse à une absence de culpabilité réelle, autant la miséricorde suppose la réalité de la faute. A tel point que c’est peut-être le mystère du pardon qui nous fait le mieux saisir la gravité du péché et, par conséquent, le sérieux de notre liberté. «L’abîme appelle l’abîme« (Ps 42, 8).
Mais qu’est-ce que ça veut dire, précisément, que Dieu pardonne nos péchés? Est-ce que Dieu efface le passé? Impossible. Ce qui est fait est fait. Il faut plutôt distinguer entre, d’une part, l’acte même du péché – qui souvent ne dure qu’un instant – et, d’autre part, la situation de misère et de mort spirituelle dans laquelle cet acte me plonge durablement.
Eh bien, le pardon est une résurrection spirituelle qui répond à la mort spirituelle du péché. Sans aucun mérite de ma part, Dieu prend l’initiative de faire refleurir une amitié que j’avais volontairement brisée. Concrètement, cela veut dire que sa grâce toute-puissante transforme mystérieusement les dispositions de mon cœur. Elle l’arrache progressivement a son repliement mortel sur lui-même pour l’ouvrir de nouveau a la lumière de la vie divine.
De ce point de vue, la parabole de l’enfant prodigue est exemplaire. Elle retrace à merveille l’itinéraire de la conversion. J’y distingue comme quatre étapes qui sont comme quatre effets successifs de la grâce de Dieu.
Première étape: Dieu, par une grâce de lumière, me fait prendre conscience de mon état de misère, consécutif au pêche. «Il commença, dit l’Évangile, a sentir la privation.» Impossible de guérir si je ne reconnais pas d’abord que je suis «malheureux, pauvre, pitoyable et nu» (Ap 3, 17). Tant que je n’aurai pas ouvert cette brèche dans le bastion de mon autosatisfaction, Dieu n’entrera pas. Car s’il est le Dieu qui comble de biens les affamés, il est aussi celui qui renvoie les riches les mains vides (cf. Lc 1, 53).
Deuxième étape: Dieu m’inspire le désir de prendre les moyens concrets pour sortir de cet état: «je veux partir, dit le fils prodigue, aller vers mon père.» Car la lucidité sur la misère morale sans la volonté d’y échapper serait la pire des choses. Elle conduirait soit au désespoir, soit à une complaisance perverse.
Troisième étape: l’aveu. «Père, j’ai pêche contre le ciel et contre toi…» Il faut dire son péché, l’objectiver par la parole – car c’est déjà s’en détacher un peu. Il en va, si vous voulez, du péché comme de ces monstres fabuleux de la nuit qui, dit-on, se désintègrent des lors qu’ils sont exposés a la lumière. D’où la nécessité de l’aveu, de la confession.
Quatrième et dernière étape: la communion retrouvée. A l’instant même où il avoue sa faute, le fils fait une expérience bouleversante: il était attendu! Et, nous-mêmes, plus nous avançons vers Dieu, plus nous comprenons qu’en fait c’est Dieu qui le premier nous poursuit et vient vers nous. Depuis le premier péché, Dieu s’est mis a la recherche de la brebis perdue: «Adam, ou es-tu?» (Gn 3, 9). Et toutes nos démarches de conversion sont en définitive et le signe et l’effet et le fruit d’une miséricorde efficace qui nous précède toujours et qui toujours a l’initiative.
Cette découverte transforme notre cœur. Elle le comble de joie. Mais en même temps, elle le saisit d’une douleur spirituelle profonde qui le purifie de tout péché et achève ainsi la réconciliation. En effet, plus je comprends de quel amour je suis aimé, plus je perçois la gravite de mon péché. C’est cet amour la, dont j’expérimente aujourd’hui la profondeur, que j’ai naguère méprisé! Ce qui m’afflige désormais, ce n’est plus tant ma propre misère mais l’offense que j’ai faite à Dieu. En termes théologiques, je passe de l’attrition a la contrition. La douleur de l’attrition est le fruit d’un amour encore égoïste. Je regrette mes fautes pour le motif qu’elles me font tort: elles me plongent dans la misère et m’exposent à un juste châtiment. Avec la contrition, par contre, je regrette mon péché pour le motif qu’il blesse le cœur de ce Dieu qui m’aime. Et c’est pourquoi la contrition est le signe très certain que je suis de nouveau en communion d’amour avec Dieu. Je souffre de ce qui offense mon Ami.
Frères et sœurs, cette contrition, fruit de l’amour retrouvé, se nourrit essentiellement de la contemplation du mystère de la Croix que nous célébrerons demain. C’est en regardant Celui que nous avons transpercé que nous découvrons tout à la fois l’abîme du péché et l’abîme de la miséricorde. Jamais l’un sans l’autre. Car c’est au moment où nos fautes transpercent au plus intime le Cœur de Jésus que jaillissent aussitôt pour nous les fleuves de la miséricorde.

