Homélie du 24 novembre 2002 - Solennité du Christ Roi

Le Christ Roi de l’Univers

par

fr. Emmanuel Perrier

Le premier fruit du premier péché fut le meurtre d’un homme par son frère. Comme Dieu demandait à Caïn: «où est ton frère Abel?» Il s’entendit répondre: «suis-je le gardien de mon frère?» Au crime s’ajouta alors l’indifférence. «Suis-je le gardien de mon frère?» Est-il seulement encore mon frère celui dont je ne me reconnais plus le gardien? N’est-il pas déjà mort dans mon cœur celui dont la vie ne m’importe plus? Et si la vie de mon frère ne m’importe plus, n’est-ce pas tout simplement parce que j’ai perdu le sens de ce qu’est la vie? Enfin, si j’ai perdu le sens de ce qu’est la vie, d’où cela vient-il sinon de ce que je me suis détourné de l’Auteur de la vie?

Oh, frères et sœurs, comme ces questions sont encore brûlantes des milliers et des milliers d’années après Caïn et Abel, après Adam et Ève.

Nos premiers parents voulurent être rois d’eux-mêmes, maîtres du bien et du mal, maîtres de leur vie, et c’est la mort qui entra dans le monde: les premiers ils péchèrent, les premiers ils moururent. Ils voulaient être libres de l’Auteur de la vie, et ils devinrent esclaves de la mort et du péché. Ils aspiraient seulement à être indépendants de Dieu, ils devinrent étrangers à eux-mêmes, étrangers l’un à l’autre.

Qu’on s’éloigne de Dieu, et l’on s’éloignera de son frère. Qu’on s’éloigne de l’Auteur de la vie et on verra régner la mort. «C’est en Adam que meurent tous les hommes» dit saint Paul. Et pas seulement de mort naturelle.

Au sortir de la première guerre mondiale, les nations européennes, après s’être saignées à blanc, redécouvrirent la paix. On reconstruisit les biens et les fortunes. On remit en route les institutions. On installa des démocraties. Mais purifia-t-on les cœurs? Creusa-t-on jusqu’à la racine du mal, de l’injustice, du mépris du frère? Se retourna-t-on vers Dieu? On avait vu tant de caïns tuer tant d’abels, on voyait maintenant des drapeaux rouges flotter et les plus élémentaires libertés de l’homme foulées au sol. Bientôt, on entendrait le bruit des bottes étouffant les cris des innocents. Les crimes étaient là, sous les yeux. Mais les nations renoncèrent-elles pour autant à se dire maîtresses du bien et du mal? Cherchèrent-elles leur liberté ailleurs que dans leur seule force? En 1925, le pape Pie XI entendait les nations chuchoter à nouveau: «suis-je le gardien de mon frère?» Et il redoutait les crimes que de tels chuchotements annonçaient. Il ne soupçonnait cependant pas leur ampleur et leur ignominie. En 1925, le pape Pie XI instaura la fête du Christ-Roi. Face à l’ombre, il dressait la lumière.

Cette lumière, les premiers à l’avoir aperçue avaient été les guetteurs d’Israël. «Parole du Seigneur par la bouche de son serviteur Ezéchiel: maintenant – maintenant! – j’irai moi-même à la recherche de mes brebis, et j’irai les délivrer». Tu n’es pas le gardien de ton frère; eh bien Moi, le Seigneur, Je serai le gardien de ton frère, et de toi avec lui, et de tous les hommes. «La brebis perdue, je la chercherai; celle qui est blessée, je la chercherai; celle qui est faible, je lui rendrai des forces». Tu n’es pas le gardien du pauvre, de l’étranger, de l’orphelin, eh bien Moi, le Seigneur, Je serai son gardien, comme je le suis de toi! Tu es injuste, Je ne suis que juste. Tu es sans miséricorde, Je ne suis que miséricorde.

Non, Dieu n’avait pas abandonné les hommes aux chaînes, à l’esclavage du mal. Maintenant, il allait briser le pouvoir de la mort et du péché. La mort et le péché semblaient régner. Maintenant, Dieu allait montrer qu’Il est le seul, le vrai Roi, le Roi puissant qui guérit la morsure et redonne vie à ce qui était mort. Car seul Dieu est l’Auteur de la vie.

On attendit que le présent se réalise. On attendit le règne du Tout-Puissant. On attendit une victoire dans le faste et l’éclat. On attendit le restaurateur de la royauté en Israël. Encore quelques siècles.

Et on eut un roi. On eut le faste et l’éclat. On eut le règne. Mais dans un homme. Car dit saint Paul, «la mort étant venue par un homme, c’est par un homme aussi que vient la résurrection. C’est en Adam que meurent tous les hommes, c’est dans le Christ que tous revivront». C’était la chair qui était tombée sous le pouvoir du péché et de la mort. Le Fils de Dieu vint donc dans la chair pour la guérir, la ressusciter, la glorifier. L’Adversaire régnait sur l’homme par la chair, le Fils de Dieu allait donc, par sa chair, vaincre l’Adversaire. Dans sa chair, le Christ ressuscité est vivant. Parce que sa chair est notre chair, notre chair à tous, le Christ ressuscité est vivifiant pour tous. Le Christ règne par sa chair ressuscitée. Aucun homme n’est étranger au Christ parce qu’aucun homme n’est étranger à sa chair vivifiante. Il n’y a aucun homme dans toute l’histoire de l’humanité, quelque soit sa race, sa langue, sa nation, pour lequel le Christ n’est pas mort et ressuscité. Il n’y a aucun homme que le Christ a oublié. Et c’est pourquoi le Christ est le roi de tous les hommes, de toutes les nations, de l’univers entier.

Frères et sœurs, enfin nous sommes libres dans le Christ, enfin nous ne sommes plus condamnés à répéter: «suis-je le gardien de mon frère?» Enfin, tout homme est vraiment redevenu notre frère par la chair ressuscitée du Christ-Roi. Elle est donc vraie cette parole: ce que vous avez fait à l’indigent, à l’étranger, au prisonnier, au malade, «à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait».

Mais attention! Notre libération nous engage au service de nos frères. C’est sur la charité que le Christ nous jugera. Nous ne pouvons plus dire: ce petit qui attend la justice et la miséricorde n’est pas mon frère. Et aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales opulentes, le sang d’Abel crie encore vers Dieu. Aujourd’hui, les plus faibles sont encore abandonnés: les enfants dans le sein de leur mère, les malades en phase terminale, les vieillards dont personne ne veut, les prisonniers, les couples fidèles, les divorcés qui cherchent la paix du cœur, les familles unies comme les familles désunies, les jeunes à qui on refuse une formation humaine et spirituelle, les employés qui ne sont pas à la hauteur des rendements prescrits par la finance… La liste est trop longue. Comme Pie XI en 1925, Jean-Paul II ne cesse de nous adresser des appels à vivre de l’Évangile de la Vie et non de la culture de mort, à lutter contre ce libéralisme économique étouffant qui asservit la personne humaine. Nous avons aujourd’hui plus que jamais besoin d’hommes politiques, de juristes, d’éducateurs, de chefs d’entreprise qui désirent être les gardiens de leurs frères. Et pour cela, il faut avoir une vie spirituelle, se former à la doctrine sociale de l’Église, agir là où on le peut, se soutenir les uns les autres dans le combat du Christ-Roi, qui s’achèvera avec son retour dans la gloire.