Témoigner par le pardon


« L’homme contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres », avertissait le saint pape Paul VI (Evangelii nuntiandi, § 41). Peut-être l’homme contemporain aurait-il plus besoin de maîtres que de témoins mais peu importe, le fait est qu’il prête plus volontiers l’oreille à ceux ci qu’à ceux-là. Cette attention sélective se vérifie en particulier dans le cas du pardon — parce que celui-ci réside tout entier dans un effort de la volonté. Le maître ès pardon ne peut être que celui qui a effectivement pardonné. On peut savoir qu’il serait indispensable de pardonner — la rancune disloque les familles, enferme dans la douleur, elle rend incapable de goûter les joies simples de la vie. Mais on n’en a pas la force. Ajoutons que la société victimaire ajoute une difficulté supplémentaire : elle rend le statut de victime confortable et même avantageux, tandis qu’elle ôte à celui qui pardonne des motifs qui appuieraient ses revendications s’il consentait à s’installer dans la condition éternelle de victime. Car celui qui pardonne perd le bénéfice du ressentiment. Aussi vivons-nous dans le temps du féminisme et de l’antiracisme victimaires, du ressassement d’une mémoire sans pardon, des péchés irrémissibles : réputation ternie sur la base de rumeurs, etc. et impossibilité de la rédemption pour ceux qui ont fauté. Ainsi le manque de pardon rompt les unions légitimes, divise les familles, empoisonne la vie des entreprises.
Aussi est-il urgent de réécouter la parabole d’aujourd’hui, qui nous fait remonter à la source du pardon. Il est une œuvre divine. C’est Dieu qui a l’initiative du pardon, et nulle âme bien intentionnée ne peut lui arracher sa priorité. Elle complète l’Évangile, qui lie étroitement pardon reçu et donné : « Remets-nous nos dettes, comme nous remettons à nos débiteurs » (Mt 6, 12 ; cf. aussi Si 28, 2-4 [première lecture] ; m. Yoma VIII, 8 ; la 5e béatitude promet miséricorde à ceux qui ont fait miséricorde ; le pardon accordé aux débiteurs doit être antérieur à celui que l’on reçoit de Dieu), et c’est d’ailleurs la conclusion même de la parabole : « Ainsi vous traitera mon Père si vous ne pardonnez de tout votre cœur. »
La parabole offre une composition parfaite, qui n’a rien à envier aux plus grands peintres. Trois scènes qui se suivent donnent son mouvement au tableau. Chacune est introduite par un petit récit qui la présente. Chacune se termine par une décision du créancier. La première, où le roi avec libéralité remet une dette incommensurable. La seconde, le débiteur auquel on a fait grâce, qui se montre d’une sévérité cupide et agressive ; la troisième, semblable à la première mais inversée : le roi demande compte de l’énorme dette. Le seul présent aux trois scènes, c’est le débiteur. Le roi est là au début et à la fin. L’esclave mis en prison ne se trouve qu’au milieu, au centre, c’est le pauvre, le petit, celui dont Jésus lui-même se fait le défenseur dans le Jugement dernier (Mt 25). Le débiteur est le personnage principal. Il n’est pas si chargé de dettes qu’il ne détienne quelques petites créances auxquelles il s’accroche. Il est à la fois débiteur et créancier. Le roi ou l’esclave ne sont que l’un ou que l’autre. Ce sont des personnages tout d’une pièce, qui s’en tiennent à ce qu’ils disent et à ce qu’ils sont. Seul le personnage principal louvoie, change d’identité, finasse, en fonction de ses intérêts. Cet homme, c’est nous.
10 000 est le plus grand chiffre existant dans le vocabulaire grec, qui ne connaît ni les millions ni les milliards, et le talent est la valeur monétaire la plus forte. Une « myriade de talents » c’est donc « un maximum multiplié par un maximum ». L’expression « dix mille talents » signifie donc une « dette infinie ». L’énormité de la somme est choisie à dessein car il est impossible de l’assurer : ainsi le serviteur est-il livré au bon vouloir du roi, il ne peut négocier un prêt-relais auprès de banquiers amis pour faire face aux échéances dans l’attente de jours meilleurs.
À la dette infinie de l’un s’oppose celle parfaitement réelle et quantifiée de l’esclave qui lui doit cent pièces d’argent. Représentant le salaire de 100 journées de travail, son remboursement n’a rien d’irréaliste : d’où la surprise du lecteur que le créancier n’accède pas à la prière du débiteur et le fasse jeter en prison. Quoique formulée dans les mêmes termes, les deux prières n’ont pas le même sens. Celle du débiteur qui promet de rembourser est ironique : il ne pourra jamais la tenir, il s’agit donc d’un appel à une bienveillance toute gratuite — bref, à la miséricorde du roi. Et elle ne lui fait pas défaut. L’esclave à l’inverse parle avec bon sens. Le contenu de sa prière exprime réellement ce qu’il a l’intention de faire : rembourser sa dette plus tard. Il en appelle donc à la justice. Le débiteur exaucé lorsqu’il a fait appel à la miséricorde ne fait même pas droit à une justice élémentaire qui est pourtant à sa portée. Il se sert de la créance parfaitement extinguible qu’il a sur un subordonné pour exercer sur lui une contrainte par corps en le faisant interner. À la limite, il cherche moins à recouvrer sa créance qu’à exercer impunément son sadisme, abusant de la loi qui lui en donne le droit. C’est une première leçon de la parabole : pardonner est toujours en notre pouvoir, dans la mesure où Dieu lui-même a donné l’exemple d’un pardon infini et surabondant — tandis qu’à nous, il ne nous est demandé que de donner un pardon limité et qui ne dépasse pas la limite de nos forces.
Pourtant, la somme de 10 000 talents n’est pas hors de l’horizon d’expérience des Anciens. Le budget annuel des Ptolémées d’Égypte s’élevait à 15 000 talents. Puisqu’il est exclu que la dette corresponde à une somme versée en numéraire — et pas seulement parce que les rois empruntent plus qu’ils ne prêtent — il est possible que le roi ait affermé les revenus fiscaux de son royaume à un partisan. Ce dernier contracte une dette envers le souverain, auquel il s’engage à fournir une certaine somme, à recouvrer par lui sur les contribuables. Dans l’incapacité de réunir la somme promise, le débiteur demande grâce au roi, qui signe un pur abandon de créance — non le renoncement à une somme effectivement prêtée, mais à une dette juridique.
En remettant la dette, le roi anticipait que son débiteur allégerait ainsi les contributions des provinces sur lesquelles le serviteur devait prélever les sommes. Il a donc fait miséricorde au serviteur, mais aussi à travers lui à l’ensemble de ses sujets. Il a fait grâce, pour que le serviteur fasse grâce. Or le serviteur saisit la première occasion pour faire peser sur le premier venu tout le poids des créances qu’il possède encore par son contrat de fermes. Il est clair qu’à la sortie de son entrevue avec le roi, le serviteur était plus riche et prospère que quiconque : sa dette envers le trésor éteinte, les créances concédées par le roi en poche pour dix mille talents sur les revenus fiscaux des provinces, il était en position de force. Le roi lui avait fait une énorme faveur, l’avenir le plus brillant lui était ouvert et tous les atouts étaient en ses mains pour réussir s’il manœuvrait avec habileté.
Il a tout gâché, alors qu’il avait tout reçu. Il gâche tout, y compris les bonnes intentions du roi qu’il fait passer aux yeux de ses sujets pour ce qu’il est lui-même : dur et inflexible en affaires — les cent deniers qu’il réclame à l’esclave sont probablement la dette fiscale de ce dernier que le débiteur impitoyable est chargé de recouvrer au nom du roi. Son erreur est de ne pas avoir compris qu’en recevant du roi une faveur, il restait son serviteur. Il est déjà inconvenant de poursuivre en contrainte par corps un débiteur quand on vient de recevoir un grand cadeau, mais c’est encore bien pire si le cadeau était motivé par le désir du roi de faire du bien à son royaume. Ainsi la parabole nous montre que le pardon est un dispositif privilégié de la Providence divine pour faire grandir le bien dans la Création, par une vertueuse émulation.
L’application morale est facile à faire : refuser de pardonner, c’est instrumentaliser pour un profit personnel le pardon reçu gratuitement de Dieu. C’est donc une cause de scandale. Refuser de pardonner, c’est être prévaricateur du plus grand des bienfaits que nous avons reçu de Dieu.
Oui le pardon est difficile, et l’environnement ne nous y invite pas. Mais le fait que notre monde « écoute plus volontiers les témoins que les maîtres » nous enseigne qu’il y a un témoignage du pardon à porter autour de nous. Quand on pardonne, c’est l’œuvre de Jésus qui devient actuelle. C’est le regard de miséricorde de Jésus sur les pécheurs qui devient nôtre.

