« Que disent les gens à mon sujet ? Que suis-je pour eux ? » Jésus nous fait-il un petit sondage « à mi-mandat », une enquête de popularité à mi-Évangile ? Les gens ont pu apprécier bien des traits de sa physionomie, de son « programme » : il guérit beaucoup de malades, chasse les esprits impurs, prêche et manifeste le Royaume avec force, il dénonce l’autorité abusive des pharisiens et des scribes, se fait proche des exclus et des païens, il multiplie les pains pour les foules qui le suivent, domine la mer, fait entendre les sourds et les muets… Bref, les gens doivent être satisfaits, et du coup que pensent-ils réellement de Jésus : qu’est-il selon eux ?
À mi-Évangile de Marc (chapitre 8), nous voici à mi-parcours entre l’affirmation-programme énoncé au tout début de Marc : « Évangile de Jésus, Christ, fils de Dieu » (Mc 1, 1) et l’affirmation de Jésus face au grand-prêtre qui le conjure de dire s’il est « le Christ, fils du Béni ? » (Mc 14, 61b) : « Je le suis », répond Jésus, ce qui est jugé blasphématoire et passible de mort. Entre ces deux énonciations de Jésus Messie, le micro-trottoir relayé par les disciples manifeste une hésitation : « Au dire des gens », Jésus est — cochez la case correspondant à votre choix — : A. “Jean-Baptiste” — B. “Élie” — C. “un des prophètes d’autrefois” (dans tous ces cas, Jésus est vu comme un revenant, un fantôme, bref un objet d’opinion, pour ne pas dire « de superstition »)… Et pour vous ? demande Jésus. Pierre ajoute et coche un grand D ; et sur des pointillés il confesse : « Tu es le Christ. » Christ, Messie, « oint » : il s’agit du descendant du roi David. Pierre ose dire que Jésus est roi, d’une royauté ferme et assurée par Dieu, objet de toute l’espérance messianique d’Israël. Dans l’Évangile de Matthieu, Jésus félicitera Pierre : « Tu es heureux, Simon fils de Jonas, car cette révélation t’est venue, non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux » (Mt 16, 17).
Mais parce que ce titre de « Christ » est ambigu — à haute charge politique —, aussitôt Jésus invite les disciples à garder le silence sur son identité messianique. Celle-ci n’avait déjà que trop filtré par la bouche des démons que Jésus expulsait, et qui révélaient, de façon brutale et déformée, sa filiation divine.
On est « sur un fil » : à peine Pierre a osé, sur des pointillés, affirmer « tu es le Christ », que Jésus semble se dérober à ce que signifie ce titre… C’est un basculement dans l’Évangile de Marc, car Jésus commence à annoncer ce profil si désagréable à entendre d’un Messie souffrant à qui l’on arrache la barbe (cf. Is 50, 6), que l’on défigure, maltraite, humilie au maximum. Jésus se dérobe aux honneurs d’un Messie puissant selon ce monde, et ne se dérobe pas aux humiliations, jusqu’à la mort clairement annoncée, ourdie par les anciens de son peuple, les grands prêtres et les scribes.
Après tout, on peut bien comprendre la réaction de Pierre qui s’oppose à la perspective de la passion du Christ. Un messie crucifié ! « Scandale pour les juifs, folie pour les païens », dira saint Paul (1 Co 1, 23). Scandale donc pour Pierre qui ne supporte pas cette perspective, au point qu’il devient lui-même pour Jésus… scandale, occasion de chute, piège satanique.
Et si l’on avait là la toute première manifestation de ce « cléricalisme » que dénonce l’actuel successeur de saint Pierre, le pape François ? En effet, Pierre abuse de la révélation dont il a bénéficié, du choix que Jésus a fait de lui d’être la pierre sur laquelle il bâtirait son Église, pour prendre les devants… Dans le fond, Pierre cesse d’être disciple, Pierre cesse d’écouter et de suivre humblement son maître — il n’écoute que ses propres pensées à lui, si humaines, si limitées. Alors Jésus se retourne vers les autres disciples et vers la foule qui l’écoutent encore. Face à eux, mais à l’attention de Pierre, il morigène le « mori-gêneur » (ce Pierre qui gêne, gère et entrave les mœurs du Messie) : « Va-t-en, derrière moi, Satan. » C’est apparemment violent, mais c’est une réaction proportionnée à l’action de Pierre, une leçon à retenir, comme si Jésus disait à Pierre : « Tu confesses le Messie, tu as reçu la révélation du Père, et malgré cela tu t’interposes ; comme un piège qui m’empêcherait d’aller vers la croix pour sauver le monde »…
Dès cette première annonce de la Passion (et il y en aura encore deux, après la Transfiguration), Jésus semble déjà chargé de sa croix et résolument tourné vers Jérusalem, point culminant de la Révélation de son identité de Messie. Il invite Pierre à rentrer dans le rang, et les disciples à le suivre : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive » (Mc 8, 34). C’est le mystère du Salut de nos âmes ! Si, lui, Jésus avait cédé au cléricalisme, s’il avait voulu satisfaire les sondages, s’il s’était dérobé à la Croix — qui était dans la logique de sa Révélation d’amour total et gratuit, dans l’obéissance au Père —, alors il ne nous aurait pas sauvés…
Or voilà la rentrée… Nous voulons apprendre et réussir, avoir des têtes et des cartables remplis et bénis. Nous voulons être disciples, dociles aux leçons de Jésus. Alors, oui, le chemin est escarpé ; mais c’est celui de la sainteté, de cette « réserve de soi pour Dieu en plein monde », une réforme de notre manière de voir, une foi-confiance en Celui qui nous a aimés et qui s’est livré pour nous (cf. Ga 2, 21).