Une petite question, frères et sœurs: Quoi de nouveau ce matin sous le soleil? Facile, me direz-vous ? Décidément, le niveau baisse chez les dominicains! Car quiconque a tant soit peu fréquenté le catéchisme sait fort bien que «le Verbe s’est fait chair et qu’il a habité parmi nous» (Jn 1, 14) et que cette nuit Dieu a commencé à vivre comme homme au milieu des hommes. Très bien. Mais peut-être me suis-je mal fait comprendre. Ma question était plutôt: Quoi de nouveau ce matin pour nous? Pour nous, êtres concrets de chair et de sang qui peinons et ployons sous tant de fardeaux. Pour nous qui, de tant de manières, souffrons et dans notre chair et dans notre cœur. Pour nous qui sommes comme invinciblement fascinés par le néant, attirés par le péché qui nous soumet et nous détruit. Pour nous qui voudrions tant aimer mais ne savons pas comment nous y prendre et semons la mort autour de nous. Pour nous qui, en raison de tout cela et de bien d’autres choses encore, avons peur de l’avenir et de l’aile de la mort qui étend son ombre menaçante jusqu’au plus intime de nous-même. Oui, que puis-je attendre de cette venue de Dieu parmi les hommes? Pour répondre correctement à cette question, il faut avoir répondu correctement à une question préalable qui décide de tout: quel est précisément ce Dieu qui vient? Est-ce le grand horloger égaré par hasard dans les rouages de sa machine? Un touriste de l’au-delà, curieux des mœurs et coutumes de ces êtres étranges que nous sommes? Rien de tout cela. Le Dieu qui vient est un Dieu qui intervient, un Dieu qui agit, un Dieu créateur, un Dieu sauveur. N’est-ce pas ce que les anges ont claironné haut et clair cette nuit: «Aujourd’hui, il vous est né un Sauveur» (Lc 2, 11)? Et cet enfant porte le nom de Jésus, ce qui signifie «Dieu sauve», car c’est lui, dit l’ange Gabriel qui sauvera son peuple de ses péchés ( Mt 1, 21). Il est donc question de salut et le salut nous importe au plus haut point car le salut est pour nous une question de vie et de mort. Être sauvé, c’est échapper au mal qui gangrène mon existence et accéder à cette plénitude de vie que je désire de toutes les fibres de son être. Être sauvé, c’est faire l’expérience d’une intervention extérieure qui interrompt le cours apparemment inexorable de la fatalité. Malade, j’allais vers la mort et me voici guéri, vivant! Ignorant, j’étais perdu, étranger en ce monde, et me voici retrouvé! Je coulais sans plus rien qui tienne et quelqu’un m’a saisi par la main! C’est cela le salut. C’est cela que Jésus est venu apporter.
Car l’enfant qui est né cette nuit n’est pas né de la dernière pluie. Il a derrière lui une longue, une très longue histoire. C’est lui la Vie éternelle qui était au commencement auprès du Père (1 Jn 1, 2). C’est lui qui, avec le Père et l’Esprit, s’est fait connaître au Buisson comme «Celui qui est», l’Être même subsistant, la plénitude surabondante de cette perfection – l’être – qui contient et résume toute autre perfection. C’est lui qui autrefois passa devant Moïse en lui criant son Nom: «Adonaï, Adonaï, Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, riche en grâce et en fidélité» (Ex 34, 6). Et toute l’histoire d’Israël atteste que «les chemins du Seigneur sont amour et vérité» ( Ps 25, 10), grâce et fidélité. Oui, Dieu est riche en grâce, car sa perfection se manifeste par excellence dans sa propension à donner, c’est-à-dire à créer; à pardonner, c’est-à-dire à recréer. Cette grâce dont Dieu est riche n’est pas un vague sentiment de bienveillance attendrie, elle n’a rien d’un amour platonique. La grâce, c’est l’amour agissant, c’est l’amour transformant, c’est l’amour sauveur. Pour nous, aimer, c’est se laisser fasciner par la beauté et la bonté d’un être. Pour Dieu, aimer, c’est créer cette beauté et cette bonté dans la personne qu’il aime, c’est les faire exister en elle alors qu’elles ne s’y trouvaient pas. Pour Dieu, aimer, c’est sauver, c’est restaurer, recréer, cette beauté lorsque nous la saccageons par le péché. Oui, Dieu est riche en grâce, mais il est aussi riche en fidélité, en vérité, car l’œuvre de notre salut est œuvre de longue haleine et Dieu la poursuit avec persévérance malgré nos défaillances: Dieu ne cesse pas l’œuvre de ses mains; il tient ses engagements; il ne ment pas, il ne déçoit pas. On peut compter sur lui. II est fidèle, il est vrai.
Eh bien, c’est ce Dieu là – le Dieu sauveur – et nul autre qui est venu au-devant de nous. C’est lui qui, sans cesser d’être Dieu, a pris une nature humaine à laquelle il a communiqué son identité – son être même. De sorte qu’en Jésus-Christ «habite corporellement toute la plénitude de la divinité» (Col 2, 9). En lui se concentre toute la puissance d’amour du Dieu riche en grâce et en fidélité. Voilà pourquoi, nous dit saint Jean, il est «plein de grâce et de vérité».
Mais cette plénitude de grâce et de vérité n’est dans le Christ que pour mieux rejaillir jusqu’à nous. «De sa plénitude, nous avons tous reçu, et grâce sur grâce» (Jn 1, 16). Jésus est Tunique Soleil de notre galaxie spirituelle. L’humanité sainte de Jésus – c’est-à-dire son âme, son cœur, son corps… – est désormais le Lieu – le Lieu unique et exclusif – d’où rayonne l’action du Dieu sauveur. Elle est source vive de grâce et de vérité. «Une source ouverte à la maison de David pour laver du péché et de l’impureté» (Za 13, 1), Et quiconque – par la foi et les sacrements de la foi – boit à cette source n’aura plus jamais soif.
Jésus est plein de grâce. Il est donc pour tout homme venant en ce monde source de grâce, source de ce don miséricordieux qui chaque jour nous construit et nous reconstruit intérieurement. En effet, cette grâce sanctifiante qui nous vient du Christ est une participation réelle à la plénitude de vie qui est dans le Christ. En nous transfusant la vie du Christ, elle nous arrache au mal fondamental du péché et nous ouvre l’espérance d’être un jour libérés des conséquences tragiques du péché: la souffrance et la mort.
Jésus est plein de vérité. Il est donc pour tout homme venant en ce monde source de lumière et de vérité. «En lui, dit saint Paul, se trouvent cachés tous les trésors de la science et de la sagesse de Dieu» (Col 2, 3). En son intelligence d’homme se reflète la connaissance infinie que le Fils, de toute éternité, reçoit du Père. Jésus connaît du Père; il connaît le mystère de ses desseins bienveillants en notre faveur et il nous en fait part: «Tout ce que j’ai appris de mon Père je vous l’ai fait connaître» (Jn 15, 15); «Dieu, personne ne l’a jamais vu, mais le Fils unique qui est dans le sein du Père, lui, l’a fait connaître» (Jn 1, 18). Et cet enseignement de Jésus n’est pas discours creux, paroles en l’air. Il donne la vie, car «la vie éternelle, c’est qu’il te connaissent, toi le seul vrai Dieu» (Jn 17, 3). Qu’ils sachent qui tu es, qu’ils sachent qui ils sont, d’où ils viennent, où ils vont. Qu’ils sachent, qu’ils connaissent, qu’ils comprennent, car l’ignorance nous rend étrangers à nous-mêmes, à Dieu, au monde; e!le est la pire des misères qui puisse accabler l’homme, la source de toutes ses angoisses et de toutes ses peurs. L’homme n’est pas fait pour la nuit. Déjà la Loi donnée à Moïse dissipait les ténèbres environnantes; elle était lumière sur la route. Mais «la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ». Non plus une lampe précaire mais le plein soleil de midi. «Je suis la voie, la vérité et la vie» (Jn 14, 6).
Bref, frères et sœurs, il y a bel et bien du nouveau pour nous sous le soleil. Pour l’homme qui désire la vie, pour qui veut vivre – ce qui s’appelle vivre et non pas survivre ou vivoter – , une source est désormais ouverte. C’est Jésus, le Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité.