Tour à tour, dans cet évangile déroutant, il nous est proposé de prendre la place de la femme – et donc de faire le même itinéraire – puis celle des disciples – et de nous interroger sur notre manière de nous situer face à la souffrance. Jésus, donc, vient en Canaan, cette nation que le Deutéronome commandait d’éviter : n’étaient-ils pas les descendant de Cham, le fils indigne de Noé ? Il agissait en fils de David, ce titre que lui donne la cananéenne. Elle savait que David, avait été roi sur Israël, qu’il avait porté le titre de Messie, qu’il avait sauvé son peuple de la main des oppresseurs. Mais c’est ce même David qui avait pour aïeule une Moabite, qui s’était plusieurs fois réfugié chez les Philistins, y avait vécu – jusqu’à devenir le garde du corps du roi et y faire séjourner l’Arche d’Alliance. David, préfigurateur du Messie, a donc vécu tantôt à Jérusalem, tantôt à Guad, faisant se rencontrer en sa chair, les ennemis d’hier. Il annonçait vraiment l’œuvre du Fils de Dieu qui réconcilierait l’humanité avec Dieu, ferait tomber le mur de la haine qui sépare les nations. La femme ne s’y trompe pas : elle n’est pas juive mais voit en Jésus un vrai descendant de David, cet homme qui a annoncé la réconciliation des peuples. Et elle le supplie d’avoir pitié d’elle. Quant à Jésus, il se tait.
Les silences du Seigneur sont souvent déroutant voire même incompréhensibles. Jésus se tait parce que, devant une souffrance vraie, la seule attitude juste est d’abord le silence. Jésus reçoit cette souffrance, il la communie et la portera d’ailleurs sur le bois de la Croix. La femme ne s’y trompe pas. Elle n’y voit ni désintérêt, ni mépris, au contraire. Ce silence creuse en elle le désir d’une relation plus vraie, plus intime. Elle saisit que Jésus n’est pas seulement fils de David. Une force intérieure la pousse à se mettre à genoux. C’est le premier effet de la prière lorsqu’elle est vraie. Elle nous dit qui nous sommes réellement. L’homme n’est grand qu’à genoux devant son créateur. Elle se découvre petite mais regardée par Dieu et sa prière change : viens à mon secours ! Elle implore le Salut. Le principal effet de la prière n’est pas extérieur : nous révélant qui nous sommes réellement, elle nous transforme et creuse en nous le désir de la vie éternelle. C’est pour cela que le silence est important, qu’il est aussi une parole à écouter, comme dans la musique. Le cœur de la femme s’ouvre au mystère du salut et elle le mendie…
« Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le donner aux petits chiens » Elle ne comprend pas la réponse de Jésus comme une insulte mais comme une évidence. Elle ne demande pas à être admise à la table, elle ne veut rien retirer au peuple de Dieu. Elle est là prosternée sans rien revendiquer, sans se prévaloir d’aucun droit, bien au contraire mais elle ose tout demander. Elle a un cœur de pauvre et instantanément, le Royaume des cieux est à elle. Le Seigneur comble de bien les affamés ! Cet itinéraire vaut pour nous frères et sœurs. Parfois, nous vivons la prière comme la formule magique qui permettait à Ali Baba d’ouvrir la grotte aux trésors. Il nous faut passer de ce que nous avons saisi du Seigneur à la vérité de notre personne et à la pauvreté qui seule nous ouvre au don gratuit de Dieu. Nous devons persévérer dans la prière, ne jamais considérer qu’il y a comme un dû pour nous. Nous devons apprendre à vivre du silence de la présence mutuelle. Nous devons passer de la demande de quelque chose à la rencontre avec Jésus.
Au risque d’être un peu long, je voudrais m’arrêter une seconde sur les disciples. « Donne-lui satisfaction, car elle nous poursuit de ses cris ! ». Que Jésus règle donc la question, il en a le pouvoir ! On sera tranquille, on restera entre nous ! Comment ne pas penser à la parabole du juge inique ! Mais ils n’avaient pas compris au départ que l’enjeu dépassait la guérison de la fille, que l’enjeu pour Dieu était pour cette femme de Canaan de rencontrer son Dieu. Et je me demande si nous ne sommes pas trop souvent comme les disciples face aux souffrances, aux cris, aux révoltes de nos contemporains. Prenons-nous le temps du silence qui accueille la personne blessée qui se trouve en face de nous ? Prenons-nous le temps de cheminer avec ceux que nous rencontrons ? Aujourd’hui, c’est nous qui sommes réunis autour de la Table eucharistique. Le Seigneur nous sert et nous sommes attentifs à ce qu’aucune miette ne tombe à terre. Et voilà, dehors, il y a tant et tant de personnes qui souffrent, qui crient et qui ont d’abord besoin de notre écoute. Puis d’un geste et enfin, peut-être, d’une parole. Elles sont là, en Irak, en Syrie mais aussi plus proches, dans nos quartiers, nos entreprises, voire nos familles. Il nous arrive de donner. Mais en passant parfois très vite à autre chose parce que nous ne nous intéressons pas vraiment aux gens.
Le mot messe, vous le savez, veut dire « envoi ». Ce que nous avons reçu, nous ne pouvons le garder. Il nous appartient, frères et sœurs, d’être des descendants de David, d’être, dans notre personne, le lieu de la rencontre entre la foi et le monde. Nous devons être des porteurs du mystère du Christ, nous devons donner gratuitement, non pas seulement des miettes, mais tout ce que nous avons reçu gratuitement. Il y a, autour de nous, des millions de Cananéens qui ne connaissent pas le Christ mais qui, parfois sans le savoir, le cherchent. Qui fera germer cette foi si nous nous affranchissons de cette exigence ?