Homélie du 18 juin 2006 - Fête du Saint Sacrement du Corps et du Sang du Christ

Le sang de l’Alliance

par

fr. Jean-Michel Maldamé

Les excès du bizutage occupent aujourd’hui une place importante dans les débats publics, car beaucoup de jeunes, d’enseignants et de parents s’indignent de la violence et de l’érotisme qui y sévissent. Cette dérive est bien le signe que notre société se paganise car le bizutage est un rituel d’intégration qui demande aux promus de vivre les étapes de toute initiation; une mort symbolique et une résurrection non moins symbolique («à genoux les hommes! Debout les officiers!»). Il y a quelque temps, quand j’étais aumônier des étudiants en Grandes écoles de Toulouse, des membres de la communauté chrétienne avait été fort choqués par leur bizutage. Après une longue soirée bruyante et bien arrosée, les élèves de première année s’étaient retrouvés dans un lieu obscur; là, on avait jeté sur eux des gouttes de sang venant d’une volaille égorgée sous leurs yeux… Qui parmi nous ne serait scandalisé d’un tel geste? Pourquoi l’évoquer? Parce que c’est ce que fit Moïse avec le sang des animaux immolés: il arrose l’autel puis il asperge la foule du sang (Ex 24, 3-8). Il y a là un rite qui remonte à la nuit des temps et donne son sens premier au mot sacrifice.

Le caractère odieux de ce rituel sanglant nous permet de comprendre la nouveauté de ce qui a été institué par Jésus, quand il dit que ce que Dieu demande c’est l’amour et pas les sacrifices (Mc 2, 17; Os 6,6). Aussi lorsque le Nouveau Testament – dans l’épître aux Hébreux, lue en deuxième lecture (Hb 9, 11-15) – nous présente le sacerdoce de Jésus, il ne le fait pas en référence à Aaron ni à Moïse, mais à Melchisédeck qui offrait au Dieu Très Haut du pain et du vin, à Jérusalem. Nous les chrétiens, nous sommes héritiers de Jésus; la messe ou l’eucharistie consiste dans l’offrande du pain et du vin, dans leur consécration et dans la mise en pratique de ce que Jésus a fait lorsqu’il a demandé à ses disciples de faire mémoire de lui par le pain rompu et la coupe consacrée en mémoire de sa passion et de sa résurrection.

Si Jésus rompt avec l’institution sacrificielle, il ne le fait pas en laissant du vide; il le fait en l’accomplissant. Jésus n’abolit pas sans accomplir. Pour le comprendre, il faut nous comprendre la signification du rituel accompli avec le sang des victimes égorgées. Il s’agit du sang d’une victime, qui a été déposée sur un autel pour signifier qu’elle est devenue propriété du dieu vénéré en ce lieu. Or dans la symbolique la plus universelle et la plus archaïque, le sang, c’est la vie. Le geste d’aspersion du sang signifie que ceux qui en sont marqués participent de la même vie, celle qui a été rendue sacrée par l’offrande. Jésus n’abolit pas cette dimension; il l’accomplit, quand il donne sa propre vie, pour que d’autres en vivent.

Pourquoi alors mentionner le corps livré et le sang versé? Nous le faisons parce que nous ne pouvons pas oublier comment cette vie nouvelle a été donnée. Nous l’avons longuement célébré tout au long de la Semaine sainte où nous avons vu que, par amour pour nous, le Fils éternel a voulu rejoindre les hommes pour les arracher à la servitude du péché et du malheur. Pour cela, il est entré lui-même dans le cercle rouge, rouge du sang versé des innocents victimes de la violence des hommes et lui, l’innocent par excellence, il a été victime de la puissance de la haine et de la mort. Aussi le sang versé à la croix n’est pas comme celui des sacrifices, il est l’attestation d’un amour qui est allé jusqu’à l’extrême du don de soi, du don de la vie.

C’est ce que nous dit le récit du dernier repas tel que nous l’avons entendu aujourd’hui (Mc 14, 12-26). Au cours du repas pascal, alors qu’il est au seuil de sa Passion, en toute lucidité, Jésus signifie que sa vie est donnée. Il prend le pain et le rompt, – car son corps sera l’objet de la torture et vivra la terrible agonie d’un crucifié – il prend la coupe de vin et la donne à tous pour qu’ils en boivent, en la reliant à son sang, car dans la physiologie et la symbolique juive de ce temps, le sang désigne la vie et plus précisément ce que nous appelons aujourd’hui l’âme. Boire à la même coupe qui est présentée comme son sang, c’est dire que ses disciples partagent la même âme: l’amour qui unit le Père et le Fils dans l’Esprit et se communique à l’humanité. Jésus demande que les disciples fassent ce geste en mémoire de lui. Il demande que le partage d’un même pain et d’une même coupe soit le signe par lequel les croyants communient à son amour.

Attention cependant! La mémoire dont il s’agit n’est pas un simple souvenir, qui ne serait que référence à un passé définitivement aboli; elle est bien davantage; parce que l’Esprit de Dieu y préside, elle est l’instrument d’une présence. Elle est ce que l’on appelle un mémorial. Le mémorial rend présent la réalité qui est célébrée. Le symbolisme est l’instrument de la présence. Dans le sacrement, les fidèles accèdent à la présence de celui qui par amour a donné sa vie et se donne pour que tous vivent de sa vie. Présence réelle d’un amour plus fort que la mort et qui nous rend fort pour mener à bien le combat de la vie donnée, de la vie aimante, de la vie qui nous attache à lui de manière si intime qu’il fait de nous ses membres.

Faisons nôtre la prière de l’église en ce jour: «Seigneur Jésus Christ, dans cet admirable sacrement, tu nous as laissé le mémorial de ta passion; donne-nous de vénérer d’un si grand amour les mystères de ton corps et de ton sang, que nous puissions recueillir sans cesse le fruit de ta rédemption».

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