Homélie du 11 novembre 2018 - 32e Dimanche du T.O.

Le scribe et la veuve

par

fr. Emmanuel Perrier

Il existe dans notre monde des couples assortis non par affinité mais par opposition. Par exemple l’eau et l’huile, le grand méchant loup et le petit chaperon rouge, la mer et la montagne, le Toulouse FC et le Stade toulousain. Le Seigneur Jésus nous présente aujourd’hui un autre couple assorti par opposition : le scribe et la veuve. Il met en garde ses disciples contre le premier, il leur donne en exemple la seconde. Couple étrange, n’est-ce pas ? En quoi le scribe et la veuve s’opposent-ils ?
Il faut tout d’abord nous rappeler dans quel contexte ce couple apparaît. Le Christ est au Temple où il enseigne. Le Temple est le point de rencontre des juifs de Jérusalem et d’ailleurs. La foule se presse, qui pour offrir un sacrifice, qui pour prier, qui pour étudier ou commenter la Loi, qui pour se rencontrer, qui pour vendre ou acheter des bêtes pour les sacrifices, qui pour changer de la monnaie. Autour du sanctuaire de Dieu, c’est la cohue humaine et animale, avec son brouhaha et sa fébrilité constante, avec ses œuvres de piété et de pèlerinage, mais aussi d’autres œuvres beaucoup moins pieuses. Au sein de ce grouillement une pauvre veuve, anonyme et discrète, fraye son chemin.

Mais avant qu’il n’aille l’observer, Jésus s’est trouvé aux prises avec les autres courants du judaïsme qui, eux aussi, tiennent école dans le Temple. Les pharisiens d’abord, qui voulaient piéger Jésus à propos de l’impôt exigé par César. Les sadducéens ensuite, qui entendaient prouver à Jésus que la résurrection des morts est une opinion absurde. Et puis arriva un scribe, un spécialiste des procédures légales et des coutumes juives, rédacteur de contrats, de jugements, et d’avis autorisés. Il cuisina Jésus sur le premier de tous les commandements. La discussion fut fructueuse puisque Jésus conclut que ce scribe n’était « pas loin du Royaume de Dieu ».
Pourtant, l’école des scribes n’échappe pas non plus aux reproches du Christ car ils se trompent sur le Messie, le roi de ce Royaume de Dieu : ils pensent que le Messie tient sa royauté non de Dieu mais d’un homme, le roi David.

C’est ici que s’insèrent les paroles que nous venons d’entendre : la manière de vivre des scribes confirme leur erreur ! ils dénient au Messie d’être Fils de Dieu parce que leur vie tourne autour de leur propre promotion. Viennent-ils à sortir, ils mettent de beaux habits pour qu’on les respecte et les admire ; passent-ils sur une place, ils aiment qu’on les reconnaisse et qu’on vienne les saluer ; entrent-ils dans une synagogue, ce n’est pas tant pour écouter la Parole de Dieu que pour recevoir le siège d’honneur, marque de leur autorité sur les autres ; participent-ils à un repas, il faut leur octroyer le siège correspondant à la dignité qu’ils attendent qu’on leur attribue. En tout, le scribe ne cherche pas sa mesure face à Dieu mais sa supériorité face aux autres. Parce que tout est bon pour s’élever grâce aux autres, il n’hésite même pas à s’accaparer le bien des plus pauvres, lui qui sait écrire les yeux fermés le commandement de ne pas voler. Pour s’élever face aux autres, il n’hésite pas à simuler de longues prières, lui qui sait écrire les yeux fermés le commandement d’aimer le Seigneur de tout son cœur.

Combien la veuve apparaît-elle à l’opposé du scribe ! Elle ne sort pas pour être remarquée, ne se promène pas pour qu’on vienne la saluer, n’attend pas un siège d’honneur lorsqu’on commente la Parole ni une première place lorsqu’on donne un festin. Ce qui caractérise en effet la veuve est que son soutien, elle ne l’a plus sur terre. Son seul soutien, désormais, c’est Dieu. « La vraie veuve, écrira saint Paul, celle qui reste absolument seule, s’en remet à Dieu » (1 Tm 5). Elle ne vit donc pas pour s’élever face aux autres, elle vit devant la face de Dieu pour que Dieu l’élève. Car « Dieu renverse les puissants de leur trône, et il élève les humbles », pour reprendre les paroles de la Vierge Marie. Ce qu’elle a, elle le donne pour Dieu ou son prophète. Et quand elle vient au Temple, c’est pour y prier le Seigneur et non pour s’y faire voir.
Le scribe ne vit que par les autres, la veuve ne vit que pour Dieu. L’un s’élève, l’autre s’humilie. L’un vise le statut terrestre qu’il se donne, l’autre attend la récompense céleste que Dieu voudra lui donner.

Juste avant de tirer l’enseignement de cet évangile, je voudrais, frères et sœurs, insister sur l’importance du couple formé par le scribe et la veuve dans notre vie spirituelle. L’un et l’autre nous habitent. Combien de fois sommes-nous attristés de n’être pas reconnus, ou au contraire flattés, consolés, exaltés, à la moindre expression de reconnaissance ? Qui ne connaît ces sentiments de scribe ? Et pourtant, il suffit que nous nous retrouvions face à Dieu, seuls avec Lui, pour goûter enfin la précieuse liberté intérieure de la veuve. La veuve en nous sait ce qu’elle est en vérité : un petit rien dans la foule des créatures du Seigneur. Un petit rien, certes, mais un petit rien qui peut donner de son indigence, pour Dieu ou pour le prochain. Un petit rien qui attend de Dieu d’être comblé, pour avoir déposé dans le trésor de Dieu tout ce qu’il avait pour vivre. Le scribe en nous fait de nous un ectoplasme vide. La veuve en nous creuse en nous l’attente du don de Dieu.

Le Christ aime la veuve du Temple, et il aime la veuve en nous. Maintenant qu’il en a fini avec ces pharisiens, ces sadducéens, ces scribes qui le harcèlent, regardez-le se reposer en allant s’asseoir face au Trésor du Temple. Il sait qu’elle va venir, il sait qu’il va la voir. Fatigué des scribes, Jésus se plaît à regarder la veuve. Elle est comme une gorgée d’eau pour sa soif du Salut. Elle est de ceux que le Père attire pour les lui donner afin qu’aucun de ceux-là ne se perde (cf. Jn 5, 40.44). La veuve nous révèle alors qu’il y a un sens caché à l’enseignement de Jésus au Temple.

Si l’on s’attache aux apparences, on ne voit en effet que les deux misérables piécettes. De même, on ne voit que Jésus et ses disciples confrontés aux différentes écoles du judaïsme de l’époque. Mais si l’on entre dans le regard de Dieu, ce regard qui connaît le cœur de la veuve (cf. 1 R 16), alors on voit son humilité et sa béatitude : « Heureux les pauvres, car le Royaume des cieux est à eux ». Et l’on s’aperçoit alors que tout l’enseignement du Christ au Temple porte précisément sur le Royaume des cieux : le Royaume de Dieu ne se compare pas à celui de César, contrairement à ce que pensaient les pharisiens ; il est le royaume de ceux qui ressuscitent avec leur corps, contrairement à ce que croyaient les sadducéens ; il est le royaume de ceux qui pratiquent le commandement de l’amour de Dieu en esprit et en vérité parce que l’Esprit du Christ habite en eux ; il est le royaume dont le Messie est le Fils unique de Dieu venu dans la chair, contrairement à ce que soutenaient les scribes ; il est enfin le royaume des humbles, de ceux que Dieu élève parce qu’ils vivent pour Dieu. Quel est ce Royaume qui se révèle au Temple ? Tout simplement celui dont le Temple est la figure : le Corps du Christ.

Tout l’enseignement du Christ au Temple est un enseignement sur son Corps, comment on en devient membre et comment on y demeure : par son Corps le Fils de Dieu règne, par ce Corps il est notre résurrection, par ce Corps il répand en nous son Esprit-Saint qui est la Loi nouvelle inscrite dans notre cœur, par ce Corps le Fils unique prend possession de son règne dans sa passion, sa mort et sa résurrection, par ce Corps il fait entrer les humbles dans la béatitude.

La veuve du Temple est notre guide. Toute son indigence, elle l’a offerte au Temple. Dans le Corps du Christ, elle a trouvé toutes les richesses de l’amour de Dieu.