Homélie du 8 septembre 2019 - 23e Dimanche du T.O.

Le signe de la croix

par

fr. Jean-Michel Maldamé

C’est la rentrée. Heureux de se retrouver et de préparer l’année, nous échangeons des paroles de reconnaissance, d’accueil et d’encouragement pour une bonne année à vivre ensemble. Mais voilà ! Aujourd’hui, Jésus nous déclare qu’il faut prendre sa croix et renoncer à ce qui fait la vie heureuse ! Marcher à la suite du Christ suppose des ruptures radicales… Certains atténuent le tranchant de la parole de Jésus appelant à ce renversement radical en disant que ce n’est qu’un propos circonstancié, à un tournant de sa montée à Jérusalem. Non ! En effet, comme le dit saint Paul, « nous annonçons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les Grecs » (1 Co 1, 24). Paul mentionne les deux ensembles qui structuraient la société de son temps : les Juifs et les Grecs — Jérusalem et Athènes disent les érudits. Élargissons le champ : « Scandale pour la religion et folie pour la raison. » Pour en mesurer la portée, j’oserai faire référence à notre situation actuelle.

D’abord, scandale pour la religion. En France, aujourd’hui, les sociologues nous disent que la plupart des jeunes sont sans religion ; ils notent aussi que la religion la plus pratiquée par les jeunes est l’islam — il faut donc se situer par rapport à l’islam, dont nous savons la radicalité, et l’aversion des musulmans à l’égard de la croix. C’est fondamental. En effet, le Coran dit que Jésus n’est pas mort crucifié, que Dieu a envoyé un esprit d’égarement sur les soldats romains qui ont crucifié quelqu’un d’autre. Cela réduit à néant la réalité de la résurrection et le sens de la mort de Jésus ! Pourquoi cette négation ? Pour une raison qui tient à leur conception de Dieu, le Tout-Puissant. Reconnaître la mort de Jésus, le juste, c’est nier la toute-puissance divine ; le Tout-Puissant ne pouvait laisser un prophète aux mains des bourreaux. Cette conception est corrélative au fait que dans le Coran le mot amour est absent. Au contraire, pour les chrétiens la croix du Christ est le signe de l’amour, de l’amour qui va à l’extrême. Nous savons bien que l’amour n’est jamais sans souffrance, puisque celui qui aime souffre du mal qui atteint ceux qu’il aime : qui parmi nous l’ignore ? Dans la foi, les chrétiens parlent d’un Dieu d’amour, celui qui aime comme un père souffrant du mal qui atteint l’humanité. Notre confession de foi s’adresse à Dieu le Père, source infinie de la bonne puissance, celle de l’amour sans convoitise et sans esprit de possession ! Dieu, le Père source de tout ce qui est, nous a donné le meilleur, le plus intime de son être, l’Esprit d’amour, l’Esprit-Saint.

En deuxième lieu, folie pour la raison. Pour le monde qui nous gouverne, sous la bannière de la laïcité, la croix est folie. L’idéal de la vie est d’être intelligent, grand et fort — tel est l’horizon de la rentrée scolaire ! On n’a pas attendu Darwin pour dire que la loi fondamentale de la nature est la compétition qui assure la survie du plus apte, grâce à l’usage de la science ou du droit fondé sur la raison pure et sur le calcul. La vie de Jésus contredit ces perspectives. Sa vie publique fut une action pour guérir les malades, libérer les captifs, enseigner les foules, former des disciples, avec le souci de bâtir sur l’amour le Royaume de Dieu. Cet engagement l’a rendu suspect et conduit à être persécuté. Jésus le voyait en toute lucidité ; il n’a pas détourné sa route pour esquiver la mort, celle qui était donnée alors par la crucifixion — et que symbolise la croix. De ce fait, pour les chrétiens la croix est le signe de l’amour qui s’engage, même si la voie qui s’ouvre est âpre, car plus on aime en vérité plus on est sensible, fragile et vulnérable. Nous chrétiens confessons croire en Jésus-Christ, le Messie crucifié, celui qui a donné sa vie pour qu’advienne le Règne de Dieu : le Messie que le Père a ressuscité le troisième jour, dans la force de l’Esprit-Saint, Jésus-Christ, « Puissance de Dieu et Sagesse de Dieu » (1 Co 1, 25).
Telle est la foi de notre communauté. Et moi, où suis-je ? À la lumière de la parole de Jésus demandant une rupture pour un désintéressement radical, je perçois que je tombe dans un piège : dénoncer les autres et ne pas voir ce qui est en moi. S’il est facile de condamner les autres, il n’est pas facile d’être au clair avec soi. Aussi sitôt après avoir rapporté la parole de Jésus sur la croix à porter avec lui, l’Évangile de Luc transmet l’appel de Jésus à la réflexion. Il me faut écarter toutes les confusions qui faussent la foi. D’abord, les sentiments religieux valorisant la culpabilité, le sacrifice, le mépris, le ressentiment… Ensuite, les convictions qui faussent la raison, les confusions, le relativisme, l’intolérance ou le dogmatisme. Pour sortir de ces ornières, il importe d’accueillir l’Esprit-Saint, que le Ressuscité nous donne, son Esprit, Amour et Lumière. Cet Esprit purifie le cœur et le regard ; il permet de vivre le grand renversement que Jésus nous demande : vivre de manière désintéressée. Seul ce renversement crée l’espace pour devenir enfant de Dieu.

À tous, l’Esprit-Saint donne part à la vie éternelle. Il nous donne de naître à notre dignité qui est d’aimer — dans cet amour et en raison de cet amour, il nous appelle à porter avec lui le poids des souffrances ; unies à celles du Christ, elles peuvent être appelées « une croix » — non pour valoriser la souffrance, mais pour leur donner d’être une semence d’éternité.
En ce jour de rentrée, puissè-je dire en vérité : « Je crois en Dieu le Père qui nous a donné son Fils, mort sur la croix, ressuscité, source de l’Esprit-Saint, l’Esprit d’amour » ?