Homélie sur Lc 6, 20-26
Saint Luc nous apparaît souvent comme l’évangéliste gentil. La tradition rapporte qu’il était médecin. C’est lui qui nous présente les paraboles de la miséricorde, celle du fils prodigue, de la brebis perdue (Lc 15). Dans son évangile, Jésus est particulièrement proche des pécheurs et des païens.
Pourtant, ses béatitudes sont les plus dures à entendre. Il existe en effet deux versions des béatitudes. D’abord, celle de saint Matthieu où l’on trouve les neuf formules « heureux » et que tout bon scout apprend pour passer ses épreuves de promesse.
Et celle de saint Luc que nous venons d’entendre. Vous avez noté qu’il n’y a que quatre exclamations « heureux » en parallèle de quatre exclamations « malheureux ». La traduction liturgique a choisi d’atténuer quelque peu la violence de cette affirmation en traduisant « Quel malheur pour vous les riches ». Le Christ ne maudirait pas mais constaterait que les riches, les repus et les rieurs seraient sur le chemin du malheur.
Les macarismes — ces petites phrases qui commencent par « heureux », du grec makarios sont des expressions très traditionnelles de l’Ancien Testament. Nous en avons entendu un dans le psaume : « Heureux est l’homme qui se plaît dans la loi du Seigneur. » Saint Luc en tire la conséquence en miroir, à la suite aussi de l’Ancien Testament : malheureux celui qui s’en détourne.
L’Écriture reconnaît donc que la recherche du bonheur est le désir profond de tout homme. Qu’aucune existence ne peut esquiver la question du bonheur. Les philosophes l’avaient bien compris.
Mais saint Luc souligne que cette recherche se fait le long d’un gouffre. L’homme est déjà tombé dans ce gouffre lors du premier péché dans le jardin d’Éden. Et il continue d’y tomber.
L’enseignement des béatitudes est donc fondamental pour que l’homme trouve le bon chemin. Il existe en effet deux voies : celle de l’obéissance à Dieu et celle du refus de l’obéissance. Saint Augustin parlait de la cité céleste, qui vit de l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi et de la cité terrestre, qui vit de l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu.
Chacun des évangélistes a présenté la centralité des béatitudes à sa manière. Chez saint Matthieu, les béatitudes sont le parallèle du don à Moïse des tables de la loi comprenant les dix commandements. Les béatitudes sont la nouvelle loi du royaume de Dieu. Chez saint Luc, les béatitudes sont énoncées après l’appel des disciples : elles sont la formation accélérée pour devenir disciple du Christ, juste avant l’énoncé du grand commandement de la charité.
Saint Jean, lui, ne parle pas des béatitudes. Mais il énonce le même renversement des valeurs en présentant la Croix du Christ comme étant aussi son élévation. La Croix est le trône d’où le Christ règne. C’est le même paradoxe : pour obtenir la gloire du Christ, il faut le suivre dans son chemin de souffrance.
Ce renversement des valeurs, que le Christ a vécu, n’est pas un beau programme que l’on contemplerait de loin. Mais il est la situation du croyant dans ce monde. Saint Paul l’a bien décrite parce qu’il l’a vécue dans son propre ministère : « On nous traite de menteurs et nous disons la vérité ; on nous croit mourants, et nous sommes bien vivants ; on nous croit tristes, et nous sommes toujours joyeux ; pauvres, et nous faisons tant de riches ; démunis de tout, et nous possédons tout » (2 Co 6, 8-10).
Pour saint Luc, les béatitudes sont la formation du disciple. On voit que saint Paul a bien validé son diplôme. Il se sent le dernier de tous, exténué par ses pérégrinations puis mis en prison. Mais il fait l’expérience d’une joie infinie.
Les paroles fortes du Christ viennent nous réveiller et nous appeler à faire la même expérience. En pointant ce qui mène au malheur, saint Luc se fait donc à nouveau l’évangéliste de la miséricorde. Nommer les dangers de notre vie spirituelle, c’est déjà nous exhorter au bonheur qui se trouve en Dieu. Dans cette optique, nous sommes tous des brebis perdues que le Seigneur vient prendre sur ses épaules pour les remettre sur le bon chemin.
Devant ces exigences, nous sommes amenés à faire notre examen de conscience. Bien sûr, nous constaterons chaque jour que nous avons été en dessous de ces exigences de bonheur. Mais cela ne doit pas nous amener à jeter cette charte par-dessus bord. Nous pouvons présenter nos échecs devant Dieu et recommencer en nous appuyant sur la grâce de Dieu qui nous guide sur ce chemin. Qu’il nous mène jour après jour sur ce chemin.