Homélie du 25 décembre 2015 - Jour de Noël

Les «super-pouvoirs»

par

fr. Nicolas-Jean Porret

Ce matin j’ai rencontré un ange égaré, attardé depuis la nuit dernière au-dessus de la place de la Mangeoire à Bethléem. Il regardait, lui en direct, moi via… une Webcam relayée par Internet ; tous les deux, discrètement depuis le haut du minaret, nous considérions ce 25 décembre 2015 à Bethléem. Une place de la Mangeoire ensoleillée. Des pèlerins clairsemés qui approchent de l’antique basilique de la Nativité. L’habituel sapin de Noël, conique et pas du tout naturel. Des taxis jaunes, en mal de clientèle. Des vendeurs de santons qui déplorent la raréfaction du pèlerin. Pensez-vous ? un tel jour, à Bethléem… Hélas un jour comme les autres, plutôt terne, plutôt moins bien que les autres !

Voyant l’heure, l’ange a vite rejoint ses pairs, me laissant songeur : quel contraste par rapport aux descriptions des évangiles et aux joies célestes de la messe de minuit partagées avec lui, ses co-anges et les bergers ! Le jour vous révèle parfois une réalité si crue, blafarde, qui fait regretter la poésie de la nuit, de cette nuit sainte et bénite entre toutes.

À la présence de Dieu enveloppé de langes, au silence recueilli de la Vierge et de Joseph, aux yeux fascinés des bergers et à l’écho des chants angéliques… succèdent si vite des bruits et des mots sans paroles, des musiquettes échappées des glaces entr’ouvertes, des relents d’espoirs politiques tendus et distendus, des restes de guirlandes qui pendouillent et ne disent rien. Nos cadeaux, nos chocolats, nos espoirs secrets…

Le patriarche latin de Jérusalem a demandé que l’on éteigne un instant les décorations des sapins, en mémoire des victimes de la violence dans la région et ailleurs dans le monde.

On aurait parfois des envies de désert, des envies de silence, de Chartreuse : « La crèche se tient là, tandis que le monde tourne » (Stat crux dum volvitur orbis ‒ la Croix se tient là pendant que le monde va », c’est la devise des Chartreux)… Oui, on voudrait se tenir là avec Jésus, avec les santons, même être si c’était possible «santonifié» extérieurement pour être gracié d’une telle présence intérieure…

Quand et comment, la paix, le silence, la présence de Dieu, Emmanuel (Dieu-avec-nous), pourront-ils enfin inspirer, révolutionner, ce monde qui semble tourner et s’en aller perclus de vide ? « Il est venu chez les siens et les siens ne l’ont pas accueilli »…

La foi des chrétiens n’a rien à voir avec un lendemain de fête ! Elle est un saint fruit de veille. La veille du temps de l’Avent, la veille et la recherche du sens de cette venue du Sauveur en notre chair. Il aura fallu presque un siècle pour que le disciple bien-aimé, saint Jean, nous livre son Évangile et ce Prologue qui dit tout, qu’il faudrait savoir par cœur, vivre par cœur !

Nous ne le commenterons pas verset après verset, mais voici son cœur : «Le Verbe s’est fait chair et il a habité (eskênôsen) parmi nous!»

Eskênôsen, en grec, signifie littéralement « il a fait sa tente (tente=skênê) » : le mot grec skênê partage une racine commune avec le mot hébreu Shekinah. La Shekinah de Dieu dans le Temple, est sa présence glorieuse et intimidante, lui Dieu tout-puissant qui investit le Temple construit par Salomon, fils de David… Mais voilà, désormais et déjà, sous la fragile tente de sa peau de bébé, le Fils de Dieu venu dans notre chair remplace le Temple si beau, si fier. Déjà il le vide de son sens, et plus tard il le libérera de ses marchands stériles et inutiles.

À deux lettres près eskênôsen («il a fait sa tente», «il a habité») rejoint un autre mot grec, absolument unique lui aussi dans tout le Nouveau Testament : ekénôsen ( «il s’est anéanti», littéralement : «il s’est vidé»). Hasard ? ou manière de dire que celui qui vient demeurer chez nous vient parce qu’il s’est anéanti ? Ce mot de l’Hymne de l’épître de saint Paul aux Philippiens (2, 7) rendu par le mot théologique français «kénose» exprime l’inouï de la miséricorde divine qui s’abaisse jusqu’à ce monde en nécessité de Salut. Le Dieu qui révolutionne tout et qui libérera son Temple est le Dieu qui s’anéantit lui-même et ne se prévaut pas de son rang : qui se vide.

-* lui, d’infinie puissance et majesté : mais qui fait face à l’incompréhension et l’indifférence…
-* lui, sans qui pas la moindre petite chose n’existe : mais qui toise un monde de ténèbres, de mort et péché…
-* lui, vie et lumière des hommes : mais qui est ignoré, méconnu, insaisi…
-* lui, éternel et venant en ce monde : mais qui n’est ni connu ni accueilli, même par les siens…

vient encore maintenant.

Il vient, il s’invite, en se vidant, avec de quoi remplir nos vides. Il vient avec — passez-moi l’expression — «des super-pouvoirs» (normal, c’est Noël) : car saint Jean annonce qu’« à tous ceux qui l’ont accueilli, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu » ; voilà le «super-pouvoir» : devenir enfant de Dieu !

Pour qui ? Comment ? «À ceux qui croient en son nom», dit saint Jean. Il suffit donc de croire : de tomber à genoux, de remettre son vide, et d’accueillir son abaissement. De venir demeurer, par la foi, à genoux, au lieu même de sa demeure : à la crèche, à la messe.

À vrai dire c’est un miracle, une grâce de Noël à demander. Le verset précédent nous mettait sur la piste : «Lui qui ne fut engendré ni du sang, ni d’un vouloir de chair, ni d’un vouloir d’homme, mais de Dieu» (ce « lui » est le Verbe fait chair né mystérieusement de la Vierge demeurée vierge) ; mais une version tout aussi (sinon plus) respectable dit aussi : «eux qui ne furent engendrés ni du sang, etc. » (ce «eux» renvoie aux disciples, à nous) : nous qui renaissons dans la naissance incomparable du Fils éternel entré dans le cours du temps. Nous qui, par la foi, accueillons la lumière et la vie. Nous qui laissons retentir en nos cœurs cette parole éternel que le Père adresse au Fils : «Tu es mon Fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré.» Elle retentit dans la liturgie et produit son fruit, aussi sûrement que la pluie descend du ciel féconde la terre.

Épilogue : en juin 2012, la basilique de la Nativité de Bethléem, le plus ancien édifice chrétien de Terre sainte (Ve siècle) a été classée au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO. Mais voyez ce paradoxe : Bethléem, lieu saint par excellence, où le Verbe de Dieu s’est manifesté pour sauver l’humanité de la perdition éternelle, fait l’objet d’un classement humain ! Le signe de Bethléem, n’est-ce pas d’abord que l’humanité a été classée au Patrimoine supra-cosmique et éternel de la divinité ! Ce classement ‒ ce sur-classement, à la vérité ‒ depuis vingt siècles assure la pérennité de notre race.